L’Union européenne devant le défi Biden : quel New Deal transatlantique ?

, par Mario Telo

Le grand tournant présidentiel et ses limites

L’élection de Joe Biden et de Kamala Harris est une excellente nouvelle pour le monde entier et, notamment, les Européens, tant sur le plan des convergences politiques possibles que des valeurs communes : une approche de la lutte contre la COVID-19 basée sur la science, la protection de l’environnement et la lutte au changement climatique, la défense des libertés et des droits de l’homme et le multilatéralisme reviennent au centre de la politique des États-Unis alors que la vague populiste, notamment anti-UE, perdra une référence essentielle, un cadre stratégique. Il ne faut pas sous-estimer la portée historique de ce message progressiste venant de la première superpuissance sur les droits, la justice sociale et raciale ainsi qu’en faveur du multilatéralisme. Plusieurs opportunités pour la recherche de convergences avec l’UE : la réintégration du Traité de Paris COP 21 ; la réouverture probable des négociations avec l’Iran ; une approche plus constructive des organisations internationales, des Nations Unies à l’Organisation mondiale de la Santé et à l’Organisation mondiale du commerce.

Mais nous sommes aussi conscients que ces messages symboliques et ces facteurs concrets de discontinuité seront conditionnés par un taux élevé de continuité, notamment pour trois raisons :
Joe Biden sait que son record absolu de 75 millions d’électeurs est presque rééquilibré par les 71 millions obtenus par Donald Trump : malgré les scandales, les erreurs, les gaffes, l’arrogance, ce dernier a mobilisé des millions d’électeurs de plus qu’en 2016. Le nationalisme populiste est toujours fort et la vague n’est pas épuisée, même si, en Europe, les national-populistes devront se confier à leurs racines locales. Personne ne sait que vaudra faire l’« unpredictable » Donald Trump de cette force : ni pendant les dix longues semaines avant l’inauguration de Biden, ni après. Ces rapports de force ne pourront que conditionner la politique de Joe Biden ainsi que des démocraties occidentales pendant plusieurs années.
La complicité de nombreux ténors républicains avec le rejet de Trump de reconnaitre les résultats des élections, malgré le discrédit que l’accusation de fraude implique pour la démocratie américaine au niveau mondial, confirme que Donald Trump a « trumpisé » la majorité du Parti républicain, ce qui s’accompagne du changement de la Cour suprême en un sens conservateur pour les prochains décennies (6-3), et a vraisemblablement aussi gardé une petite majorité au Sénat. Forcé à rechercher de composer un difficile consensus bipartisan interne, Joe Biden et Kamala Harris disposeront inévitablement de marges limitées dans leur recherche des convergences avec les alliés et partenaires externes. Les facteurs internes pèsent davantage sur la politique étrangère.

Un dernier facteur, essentiel, devrait convaincre les Européens à ne pas se faire trop d’illusions et à partager une analyse réaliste du cadre géopolitique dans lequel le succès de Biden/Harris se situe. Le déclin du rôle international des États-Unis, qui ne veulent, ni peuvent assumer les responsabilités hégémoniques, au sens constructif du concept, qu’ils avaient assumées pendant les ‘Trente glorieuses’ est un phénomène structurel, de longue haleine, qui continuera inévitablement pendant la présidence de Joe Biden. Selon les meilleurs représentants de la science politique, y compris américaine (R.O. Keohane, J. Ikenberry…), ce déclin a commencé en 1971 par la décision de Nixon de mettre fin du système monétaire international de Bretton Woods, basé sur le dollar ; il a continué pendant les présidences de Reagan et de G.W. Bush avec la prise de distance de plus en plus marquée vis-à-vis des organisations multilatérales et a été très aggravé par la politique de « America first » de D. Trump. Ni Bill Clinton, ni Barack Obama n’ont pu renverser cette tendance historique.
Dans un monde devenu multipolaire, la divergence des multiples intérêts économiques, commerciaux et stratégiques entre les deux alliés transatlantiques s’accompagne de divergences de valeurs (peine de mort, welfare state et équilibre entre multilatéralisme et souveraineté) qui ont poussé par exemple le plus important philosophe européen vivant, J. Habermas, déjà en 2004, à écrire un livre de référence avec comme titre Der gespaltene Westen, « L’Occident divisé ». L’alliance devra donc d’adapter par un effort de créativité, conciliant l’Amérique démocratique avec le statut nouveau acquis par l’UE, qui a montré sa capacité historique de résister, à part le Brexit, à la pression désintégratrice de la période Trump.

L’autonomie stratégique de l’UE dans le nouveau cadre géopolitique

L’enthousiasme déclaré par les dirigeants nationaux et de l’UE après l’élection de Joe Biden est tout à fait justifié ; l’espoir pour la coopération future est associé au soulagement pour la fin de quatre ans d’incertitudes, de guerres commerciales, de véritables humiliations réitérées à l’occasion des réunions de l’OTAN et du G 7, ainsi que de divergences politiques sur des dossiers fondamentaux comme l’environnement, le commerce, la façon de gérer la pandémie, la sécurité, les organisations multilatérales etc.
Une fois consolidé le résultat des élections aux États-Unis, l’UE devrait programmer d’urgence un Conseil européen consacré à la politique étrangère. Cela aurait dû être fait en avance. Il n’est pourtant pas trop tard et l’initiative, selon le traité, peut venir du Haut Représentant pour la PESC le plus sensible à la question de l’équilibre à trouver entre autonomie stratégique et relations transatlantiques. L’UE a intérêt à éviter deux erreurs : attendre l’initiative américaine et se positionner « en réaction » ; ou sous-estimer l’opportunité qui se présente. L’UE devrait avancer ses propositions concrètes pour un « New Deal transatlantique », mais, au même temps, situer ses propositions dans le cadre d’un nouvelle Global strategy qui puisse aussi approfondir et mettre à jour le Document Mogherini de 2016. En attendant passivement les propositions de Joe Biden et du nouveau secrétaire d’État (ou de la nouvelle secrétaire d’État, Mme Susan Rice ?) l’UE finirait de facto par revenir au modèle « junior partner » au sein de l’OTAN, que les dirigeants européens ont pratiqué, à l’exception, partielle, de De Gaulle, pendant les décennies qui ont suivi la guerre mondiale. L’UE est une grande puissance économique, commerciale et, in nuce, politique : elle devrait parler, comme le souligne Josep Borrell, son langage de puissance, même au niveau transatlantique.

Un New Deal pour les relations transatlantiques présenterait trois chapitres majeurs :

a) l’approfondissement de la coopération UE-USA dans les domaines de la recherche et de la lutte contre la pandémie, pour la vaccination généralisée et, dès maintenant, pour un plan ambitieux, sans précédents, de relance économique post-COVID, serait non seulement d’utilité immédiate pour les citoyens des deux côtés de l’Atlantique, mais un modèle de référence et une aide pour le monde entier, ainsi que souhaité par le secrétaire des Nations Unies, A. Guterres, qui avec raison a bien présenté le risque majeur d’une crise mondiale profonde et durable. L’UE peut être plus assertive dans la défense de ses points de vue, compte-tenu des décisions courageuses du Conseil européen du 21 juillet 2020 qui devraient, finalement, être ratifiées par le PE ; avec le Recovery Plan, l’UE se pose à l’avant-garde mondiale de la relance et a ses cartes à jouer, dans un monde où les États-Unis et la Chine ont, pour des raisons différentes, gravement enlisé leur soft power.

b) Dans le domaine de sécurité, il est évident que l’OTAN, déclarée ‘obsolète’ par Trump et ‘en mort cérébrale’ par E. Macron, se pose la question de redéfinir son identité enlisée après la Guerre froide et les échecs en Afghanistan et Libye. Le document de 2010 (« OTAN Strategic concept ») est évidemment dépassé, comme l’admet aussi l’atlantiste D.Hamilton. Malgré les petits pas accomplis vers une défense européenne (2018, PESCO), l’UE aura besoin de la garantie de sécurité complémentaire offerte par l’OTAN (art 5) minimum pour les deux prochaines décennies : elle doit donc offrir l’augmentation demandée par les USA jusqu’au 2% de ses budgets de la défense, mais en échange d’un nouveau concept stratégique adapté à un « partenariat entre égaux » (selon une expression de J F. Kennedy, citée par W. Brandt et restée au niveau de wishful thinking).
C’est dans ce cadre nouveau, que des concepts stratégiques, présentant des conséquences très pratiques, pourront être discutés ensemble et actualisés, tels que « cooperative sécurity », « crisis management », « out of area intervention ». Quant aux pressions inévitables pour un bloc des démocraties anti-totalitarisme, un lien organique entre l’OTAN et l’Indo-Pacific Council, plusieurs observateurs y voient le risque de limiter ainsi « l’autonomie stratégique » de l’UE dans un monde multipolaire où les organisations internationales, notamment l’ONU, doivent garder et renforcer leur rôle. Il est clair, que l’UE n’est pas intéressée à une alliance fermée des démocraties contre x ou y, surtout si cette dernière devait renforcer les tendances vers une nouvelle Guerre froide : on ne risquerait pas de pousser, par exemple, la Chine et la Russie vers une alliance militaire renforcée, avec des conséquences désastreuses pour le blocage de l’ONU, pour les organisations multilatérales et aussi pour la crise régionale.

c)Mettre une fin aux guerres commerciales sera le premier pas dans le domaine de la coopération économique transatlantique. Dans un passé récent, les négociations commerciales et sur les investissements entre l’UE et les États-Unis (TTIP, 2013-2016), malgré le niveau sophistiqué des standards discutés, n’ont pas abouti pour des raisons profondes qui se sont ultérieurement aggravées : les pressions protectionnistes au sein de l’Europe et des États-Unis, canalisées non seulement par les populistes de droite et extrême droite mais aussi par une partie de la gauche radicale, bien représentées aux USA au sein du Parti démocrate, conseilleraient, plutôt que de reprendre le TTIP tel quel, d’accompagner des accords bilatéraux limités (voiture, digital….) , par une initiative commune au sein de l’OMC-WTO sur les multiple points où les États Unis et l’Europe ont des intérêts communs, notamment face à une Chine qui est à la fois partenaire et compétiteur : la protection de la propriété intellectuelle, le transfert de technologies, les limites aux aides d’État et aux subventions. Bien entendu, à deux conditions préalables pour l’UE, : que l’UE ne devrait absolument pas laisser tomber ses négociations interrégionales multiples, notamment sa négociation du CAI avec la Chine, important pour ses chapitres, accès au marché et « sustainable development ». Deuxièmement, le fondamental mécanisme des panels de l’OMC-WTO devrait être rapidement restauré par le retour des USA à une approche constructive.

Ces réflexions ne diminuent pas du tout notre satisfaction pour la plus belle nouvelle de cet horrible 2020 : la défaite de D. Trump aux élections présidentielles des États-Unis. Mais, si l’Europe oublie ces éléments d’analyse et n’avance pas rapidement ses propositions pour un New Deal transatlantique, elle risquera soit une crise future des relations transatlantiques, due à des attentes naïves et trop exagérées, soit de rater une opportunité historique.