Les chemins de l’intégration entre Union européenne et Union africaine

, par Jacopo di Cocco

Le processus d’intégration économique européenne, conçue par les pères fondateurs et commencée avec le plan Marshall, est aujourd’hui amputé de sa dimension politique, manque que l’Union européenne (UE) doit combler pour compléter son parcours jusqu’au stade où elle deviendra un État fédéral. Il n’est pas jusqu’à l’Afrique qui n’ait éprouvé le besoin de rechercher une voie à même de garantir son intégration économique et politique afin de dépasser les divisions issues des frontières tracées par les colonisateurs, les risques de différents tribaux, la faible interdépendance des marchés africains entre eux et donc leur forte dépendance aux marchés des pays tiers, anciennement ou nouvellement industrialisés à l’exemple de la Chine.
Il y a peu, a émergé le projet d’intégration économique du continent promu par l’Union africaine (UA), qui a finalement inclus tous les États du continent et qui s’inspire ouvertement de l’expérience européenne. Il s’agit de l’African Continental Free Trade Area (AfCFTA), qui inclut aussi un accord monétaire (Eco). Les rapports avec les pays tiers ne devront pas se réduire dans l’absolu et il est même souhaitable qu’ils s’accroissent. Toutefois, les échanges intérieurs devraient augmenter plus vite parallèlement à l’intégration des politiques économiques. Il s’agit donc, en Afrique comme en Europe, de deux intégrations continentales, accompagnées d’un renforcement des rapports économiques et commerciaux entre les deux zones et qui se présentent comme modèle d’une aire de mondialisation plus gouvernée et montrant la voie d’un nouvel ordre mondial.
L’indépendance des anciennes colonies des six pays fondateurs de la CEE a gelé le processus d’intégration des dix-huit pays africains ayant accédé à la souveraineté, en conformité avec la quatrième partie du Traité de Rome (1957), même après les effets de la crise de Suez. Ces pays ont développé des politiques nationales divisant le marché africain face aux États de la CEE, au détriment de l’objectif visant à la mise en place d’une politique commerciale commune ; en outre, ces politiques ont réduit la liberté des ex-colonies en conditionnant l’utilisation des fonds obtenus grâce à l’aide au développement à des acquisitions dans les pays financeurs.
Pour reprendre, partiellement, le projet de rapports multilatéraux, la Convention de Yaoundé (1964-1967) a été signée en 1963. Elle a défini trois instruments : zone de libre-échange, complétée de mesures de soutien aux productions les moins compétitives des pays africains, système de soutien financier multilatéral de la part de la CEE et de ses membres (le FES) et institutions intergouvernementales communes sur le modèle de la CEE (Conseil, Comité des représentants permanents, Assemblée parlementaire et Cour de Justice).
La convention a été renouvelée (1971-1975) et étendue (Ile Maurice, Kenya, Ouganda, Tanzanie, et Nigéria), les anciennes colonies britanniques y adhérant deux ans avant que la rentrée du Royaume-Uni dans la CEE. Aux initiatives intergouvernementales s’ajoutèrent celles des ONG. De 1975 à 2000, les Conventions de Lomé ont remplacé celles de Yaoundé et se sont étendues à presque tous les États d’Afrique subsaharienne et aux petits territoires caribéens et pacifiques sous hégémonie des États européens (ACP). La Convention de Cotonou (2000 à 2020) est en phase de renouvellement, entre autres, pour tenir compte de l’AfCFTA. Pendant 25 ans, les Conventions de Lomé ont mis de la discipline dans la coopération entre l’UE et les pays signataires. Or, les pays d’Afrique du Nord, membres de l’UA n’ont pas été parties à ces conventions, par conséquent, la mise à jour de la Convention de Cotonou doit les prendre en compte alors que ces pays, malgré une certaine homogénéité culturelle, sont très peu intégrés entre eux et ont des relations difficiles, tant du point de vue humain (songeons qu’il est impossible de traverser ou survoler l’Algérie pour se rendre du Maroc en Tunisie et qu’il faut passer par l’Europe) que commercial. L’intégration via les relations avec l’Afrique subsaharienne prévue par l’AfCFTA et le partenariat avec l’UE pourrait mettre fin à ces litiges. Pour cela, il faudrait que la politique européenne soit plus active et prenne en compte la présence croissante de la Chine ainsi que les politiques des Pays du Golfe – pays dépourvus d’élections et dotés de régimes autoritaires (ou du moins à parti unique) et fondant leurs stabilité politique et économique sur une gestion centralisée.
Tandis que l’Afrique subsaharienne a connu plusieurs expériences de communautés régionales et s’est donnée un délai de 45 ans pour mettre en œuvre l’intégration politique et économique de l’UA, les pays d’Afrique du Nord sont vierges de toute expérience sérieuse d’intégration économique ; malgré les quelques initiatives de la Ligue arabe, le commerce entre les pays nord-africains représente moins de 10% de leur volume commercial contre 20% pour l’Afrique subsaharienne (et 70% pour l’UE) ; le Maghreb n’est aujourd’hui guère plus qu’une notion géographique. Ainsi donc, il est nécessaire de démarrer un processus d’intégration économique et politique. La Lybie, qui sépare l’est et l’ouest de l’Afrique du Nord, devrait enfin être pacifiée et développer un projet sérieux d’utilisation « nationale », continentale, puis universelle de ses ressources qui pourraient être mises en valeur grâce aux divers niveaux d’intégration.
Contre toute attente, les flux commerciaux des pays d’Afrique du Nord sont plus importants dans les échanges intercontinentaux, puis dans ceux avec l’Afrique subsaharienne, et seulement enfin entre les pays nord-africains eux-mêmes ; cela vient de la production limitée de marchandises utilisables localement (à l’exception des matières premières énergétiques dont la production est concentrée dans deux États seulement) et au fait que le commerce demeure trop lié à des usages traditionnels. Et pourtant, au moins deux pays (Maroc et Tunisie) présentent des avantages intéressants, par exemple, une capacité à limiter l’influence de l’Islam fondamentaliste et des échanges significatifs avec l’Europe à travers par exemple les retours des émigrés. Enfin, l’Egypte reste un pays clé car, grâce au Nil, il a des liens naturels avec la Méditerranée et l’Afrique subsaharienne, à travers le Soudan ; en outre, à côté de la population majoritaire du pays, musulmane, l’Égypte abrite une minorité autochtone de chrétiens issus de l’hellénisme hébraïque. L’Égypte est la démonstration que l’Afrique a une Histoire, que cette Histoire n’est pas achevée et qu’elle sera l’Histoire d’un vieux continent en transition. Ce ne sera pas l’Histoire d’un continent sorti de la préhistoire par la colonisation. Il est temps que les Européens s’en rendent compte.
Bien entendu, un des problèmes de l’Afrique est la pauvreté et les grandes inégalités de pouvoirs d’achat, au sein d’un même pays comme entre les pays eux-mêmes. En effet, les pays africains sont souvent en queue de l’Indice de développement humain (IDH), dont le pays en tête est la Norvège et dont le pays le plus faible est le Niger, précédé par une vingtaine d’États africains.
Les objectifs de l’UA sont ambitieux (incluant un accord monétaire pour remplacer le Franc CFA par l’Eco, première monnaie unique africaine, même si elle devrait pour l’instant être limitée aux régions membres du Franc CFA ; monnaie pour laquelle est prévu un lien fort avec l’euro) ; mais, avec beaucoup de sagesse, sont prévues des étapes progressives d’intégration commerciale complétée par des desseins ambitieux comportant des phases de transitions économiques, sociales, et culturelles demandant des transformations que seuls les changements générationnels pourront rendre acceptables aux citoyennes et citoyens du continent.
Dans ce contexte, il convient de relever l’évolution religieuse du continent qui voit émerger des courants intégristes assez forts pour bloquer l’évolution sociale et l’affranchissement économique de la jeunesse des sources de revenus traditionnels.
Les visions de l’avenir doivent être partagées, mais cela demandera à l’Europe de faire preuve de sagesse et de ne pas réclamer une adaptation brutale à nos modèles de fonctionnement ; de la même manière, il faut une volonté claire d’avancer, et de le faire sagement, de manière progressive, pour atteindre une pleine modernisation assortie d’un respect réciproque entre Européens et Africains.
Dans le chemin à parcourir pour réussir les objectifs d’intégration africaine, puis d’intégration euro-africaine, l’Europe doit montrer l’exemple d’un parcours vers une intégration de type fédérale, et reconnaître l’Afrique comme son égale ainsi que son importance dans la définition d’un nouvel ordre mondial pacifique, fondé sur des intégrations continentales. Le progrès du développement humain est un objectif à poursuivre, grâce à la coopération des universitaires des entités de recherche appliquée, et avec les entreprises spécialisées dans le développement technologique. Le but sera atteint lorsque l’Afrique deviendra un contributeur essentiel pour la formation, l’innovation technologique et la recherche.
L’apport des fédéralistes à une politique européenne de l’Afrique est un engagement assumé. L’ouvrage récent sous la direction d’Alberto Majocchi, Africa and Europe : a Shared Future (Bruxelles, coll. « Federalism », éd. Peter Lang, 2020, 128 p., € 35) en est la preuve.

P.-S.

Traduit de l’italien par Alexandre Marin - Bruxelles