Le Traité de l’Élysée, d’un point de vue européen

, par Hartmut Marhold

Remarques préalables

Il n’y aucun doute que le Traité de l’Élysée était, et est toujours, un phénomène magnifique, très positif pour la France, l’Allemagne, et l’Europe – nous avons toutes les raisons de nous en réjouir. Ce constat est aussi vrai sur le plan institutionnel et politique, que sur le plan de la société civile, des Français et Allemands individuellement et collectivement. Il suffit de penser à la densité des réseaux entre les sphères politiques, et – peut-être plus important encore, puisque moins habituel – administratives, d’un côté, et des échanges et prises de connaissances mutuelles dans le cadre de l’Office franco-allemand de la jeunesse, de l’autre. Ces aspects positifs, et tant d’autres, sont développés dans les contributions à ce numéro de L’Europe en formation, ainsi que dans les nombreuses publications et cérémonies à l’occasion du cinquantenaire du Traité. Il fallait le dire en prélude, afin de ne pas laisser le moindre doute sur l’attitude positive qu’il convient d’adopter vis-à-vis de ce Traité.

Cependant, il y a des mythes qui entourent le Traité de l’Élysée qui ne sont pas corrects historiquement et qui, pire encore, pourraient brouiller le souvenir exact de la construction européenne, de ses bases historiques, ainsi que de la relation franco-allemande au sein de l’Europe en voie d’unification fédérale. C’est sur ces aspects erronés que sont focalisées les quelques remarques qui vont suivre, dans le but de réinsérer correctement le Traité dans l’histoire des relations franco-allemandes et de la construction européenne.

La vraie origine de la réconciliation franco-allemande

Le premier mythe erroné de ce type, pourtant très souvent réitéré, est que la réconciliation historique entre la France et l’Allemagne aurait été amorcée par le Traité d’amitié, initié par le général De Gaulle et Konrad Adenauer. Sur le site Internet de l’organisation du Traité et de « L’année franco-allemande [1] », on parle encore assez correctement de « sceller » la réconciliation franco-allemande. On renvoie même au plan Schuman, comme première étape de cette réconciliation ; il est donc déjà beaucoup moins évident de qualifier le Traité de « fondateur » pour « la force du couple franco-allemand ». Ce dernier constat est en fait contradictoire avec ce que le renvoi au Plan Schuman met en évidence ; et contradictoire avec l’idée que le Traité a « scellé », et non pas fondé, la réconciliation [2]. On trouve la même ambiguïté sur le site des missions diplomatiques allemandes en France, où le Traité est d’abord qualifié de d’acte fondateur de la coopération franco-allemande, constat qui est relativisé ou même remplacé plus tard dans le texte par le terme de clé de voûte de cette relation entre les deux pays [3]. L’un ou l’autre peut être vrai, mais pas les deux : soit le Traité de l’Élysée est « l’acte fondateur » des relations amicales entre la France et l’Allemagne (fédérale, bien entendu, et pour la partie Ouest seulement), et ainsi la première étape ; soit il est le moment culminant, la « clé de voûte », assurant les murs de l’édifice, en « scellant » ce qui précède. Le texte du site de l’Ambassade de France en Allemagne va encore un pas plus loin dans la mythologie du Traité de l’Élysée, en reléguant définitivement au second plan l’initiative de Robert Schuman et la création des Communautés européennes, quand il dit : le Traité de l’Élysée, signé le 22 janvier 1963 entre la France et la République fédérale d’Allemagne par le général De Gaulle et le Chancelier Adenauer, a scellé la réconciliation entre nos deux nations et posé les fondements d’une paix durable en Europe [4]. Le mérite historique d’avoir posé les fondements d’une paix durable en Europe reviendrait alors au Traité de l’Élysée, et plus à l’initiation de la construction européenne, en 1950. Pourtant, Robert Schuman, dans sa fameuse déclaration du 9 mai 1950, n’avait pas laissé de doute sur l’objectif de son initiative : elle devait rendre toute guerre entre la France et l’Allemagne […] non seulement impensable, mais matériellement impossible [5].

L’ambiguïté cède définitivement au mythe erroné dans des publications moins sérieuses que celles des gouvernements. Wikipédia par exemple croit pouvoir dire que le Traité de l’Élysée marque surtout le début de la réconciliation des "ennemis héréditaires" et ainsi la fin d’une période qui a coûté la vie à beaucoup de soldats français et allemands [6], en effaçant complètement les étapes précédentes, et en particulier celle de la création de la Communauté européenne du charbon et de l’acier. Mais l’erreur historique n’est pas le privilège d’un site dont on sait qu’il ne répond pas aux critères scientifiques ; un des journaux les plus réputés en Allemagne, en raison de sa fiabilité, la Frankfurter Allgemeine Zeitung, intitule un article sur le traité de l’Élysée Au début de la réconciliation [7].

Le début de la réconciliation franco-allemande – il ne peut pas y avoir de doute à ce sujet – n’est pas le Traité de l’Élysée, mais la Déclaration de Robert Schuman ; la réconciliation n’a pas commencé avec l’entente entre De Gaulle et Adenauer, mais entre ce dernier et Robert Schuman ; elle ne date pas de 1963, mais de 1950 ; elle n’a pas donné lieu à un traité bilatéral, mais au traité instituant la première communauté européenne. Robert Schuman, dans une note rédigée en printemps 1962, avant la visite d’Adenauer en France, retrace les événements correctement : Lorsqu’en mai 1950, le gouvernement français offrait aux nations européennes de s’asseoir sans discrimination de pays vainqueurs et de pays vaincu, dans l’égalité des droits et d’obligations, pour une œuvre de coopération commune garantie par un contrôle mutuel, cette véritable révolution politique posait comme préalable la réconciliation franco-allemande. Avant même de consulter nos amis et nos alliés, nous avions interrogé le chancelier Adenauer. En cas de refus, il ne pouvait y avoir ni d’Europe ni de construction européenne. Notre attente n’a pas été déçue [8].

Adenauer, de son côté, confirme l’appréciation de Schuman, dans une lettre qu’il lui a adressée le 10 septembre 1962 : J’ai pensé souvent à vous, pendant la visite du général De Gaulle la semaine dernière, à vous, l’homme qui a posé, par sa proposition de créer la Communauté européenne du Charbon et de l’Acier, les fondements de l’amitié qui désormais allait lier si étroitement nos deux pays l’un à l’autre. Je pense toujours à notre coopération avec beaucoup de reconnaissance. Je ressens le désir, surtout dans les circonstances actuelles, d’exprimer vis-à-vis de vous cette reconnaissance [9].

Les aléas de la coopération franco-allemande entre 1950 et le Traité de l’Élysée

Le chemin parcouru entre le plan Schuman et le Traité de l’Élysée n’a pas été simple, ni pour la relation franco-allemande, ni pour la construction de l’Europe. Souvent, les crises et difficultés de cette période sont passées sous silence, au profit d’une deuxième composante du mythe qui entoure le Traité de 1963, celui d’un fleuve tranquille de relations bilatérales en amélioration continue – jusqu’au moment où l’édifice tranquillement construit pouvait être achevé par la « clé de voûte » du Traité de l’amitié : Depuis lors [depuis le plan Schuman], chacune des étapes d’approfondissement de la construction européenne puise sa source dans une vision partagée par la France et l’Allemagne [10], suggère le site du cinquantenaire du Traité. Pourtant, il y eut entre-temps, pour ne citer que l’une des graves crises, celle de l’échec de la Communauté européenne de défense.

Proposée par René Pleven en 1950, peu après le plan Schuman, elle avait échoué dans l’Assemblée nationale française le fin août 1954, entre autres parce que les gaullistes étaient opposés à tout transfert de souveraineté dans un domaine aussi crucial pour la souveraineté de l’État que la défense. Les positions d’Adenauer et De Gaulle pouvaient difficilement diverger plus qu’en ce moment historique ; et la signification de l’échec peut difficilement être surestimée. Dans une interview télévisée (et toujours visible sur Youtube [11]), Günter Gaus, journaliste et diplomate allemand, pose la question à Adenauer sur ce qui était pour lui la déception la plus amère de sa vie politique en tant que Chancelier. La réponse du Chancelier retraité, âgé de 89 ans à l’époque, fut sans équivoque : c’était l’échec de la Communauté européenne de défense, pour lui un « terrible revers de fortune » ; selon l’ancien Chancelier, tous les problèmes qui faisaient barrage à la construction de l’Europe «  actuellement » – en 1965, à savoir la « crise de la chaise vide », c’est-à-dire le refus du général De Gaulle d’accepter les transferts de souveraineté qu’exigeait le passage au marché commun – auraient été résolus par la CED et ses implications.

Il conviendrait d’ailleurs de jeter un coup d’œil à d’autres pays et d’écouter d’autres personnalités, ni françaises, ni allemandes, qui avaient suivi avec autant de passion les événements ; Paul-Henri Spaak, par exemple, qui était présent et actif dans presque tous les œuvres européens et atlantiques de l’époque, s’était ému dans un discours pathétique et passionné, le 18 septembre 1954, de la catastrophe de la CED : aujourd’hui, votre fameuse querelle séculaire franco-allemande, elle n’a pas beaucoup d’importance – excusez-moi de vous le dire – dans le grand, le grand conflit où Français et Allemands, vous êtes du même côté de la barricade qui aujourd’hui oppose l’Est à l’Ouest, dans le grand conflit où il s’agit non plus même de défendre nos territoires sacrés mais les grandes idées, une civilisation commune, des règles morales et politiques communes et la même conception honorable de l’homme [12].

Il est difficile aujourd’hui d’imaginer la dimension de la crise de la construction de l’Europe dans laquelle l’avait plongée cet échec, et la responsabilité pour cette catastrophe est sans doute à imputer à la renaissance de la méfiance entre la France et la République fédérale d’Allemagne, malgré la création de la CECA. Dès lors, il ne peut pas y avoir de doute que la voie vers le Traité de l’Élysée était épineuse, marquée par des hauts et des bas, dans une relation bilatérale et une Europe encore fragiles.

Le retour au pouvoir du général De Gaulle en 1958 n’allait pas simplifier les choses, au contraire. Il n’était pas la solution au problème, il en constituait un autre, et de taille. Pourtant, contrairement aux craintes des cinq autres pays membres des Communautés européennes, il ne mettait pas en cause les traités existants – la règle « pacta sunt servanda » était gravée dans le marbre, pour lui aussi, malgré son hostilité vis-à-vis de toute intégration supranationale. Selon lui, la construction européenne n’avait aucun sens et aucune légitimité, qui, elle, devait revenir exclusivement aux nations, transposées dans leur instrument pour faire leur chemin dans l’histoire en toute liberté, l’État ; qui, pour traduire la volonté libre de la nation dans l’action, devait rester souverain, au lieu de partager ou de transférer la souveraineté à une entité comme l’Europe qui, aux yeux du général De Gaulle, n’avait qu’une existence dérivée des États-nations. C’est la pensée politique française dans sa pureté classique qu’incarnait De Gaulle : la nation est l’unique source de légitimité ; elle a besoin d’un instrument pour agir en toute liberté, l’État ; pour que l’État corresponde à la liberté légitime de la nation, il faut qu’il soit une république, c’est-à-dire qu’il agisse au nom de la nation, et qu’il soit souverain, c’est-à-dire sans être soumis à aucune contrainte autre que la volonté de la nation. Nation, liberté, État, république, indépendance, souveraineté sont donc congruents et ne sauraient pas être séparés, partagés, divisés… [13]

Bien que De Gaulle respectât le droit international, donc les traités instituant les Communautés européennes, il n’abandonna pas pour autant son dessein d’une Europe construite sur la base de la souveraineté entière des États nations. Il tenta tout pour qu’une telle construction de l’Europe voie le jour non pas à la place des Communautés européennes (puisqu’il respectait leur existence), mais à côté d’elles, et, si possible, plus importantes qu’elles. Il fallait, en d’autres termes, doubler la construction européenne telle qu’elle était en voie de se concrétiser par des initiatives, projets, réalisations intergouvernementaux, qui devraient l’emporter sur le modèle communautaire. C’est l’approche des plans Fouchet, mis en avant sous le nom du collaborateur du général De Gaulle à l’Élysée, Christian Fouchet, chargé de les élaborer et de les faire accepter par les autres pays membres des Communautés. L’offre n’était pas sans intérêt : il s’agissait de coopérer, entre les six États membres, dans le domaine des high politics – politique extérieure, défense, sécurité internationale – sur un plan qui touche au cœur même de la souveraineté. Le problème dans ce dessein de coopération n’était pas le contenu politique, mais la forme, la coopération envisagée en tant que telle, qui se serait substituée peu à peu à l’intégration communautaire, et aurait fait des Communautés un support subalterne à la coopération au plus haut niveau. C’est la raison pour laquelle les autres partenaires ont résisté aux plans Fouchet et les ont fait échouer en 1962, à la grande déception du général De Gaulle.

Les divergences franco-allemandes autour du Traité de l’Élysée

Le général De Gaulle n’était pas prêt à jeter l’éponge, pourtant, et engageait aussitôt une nouvelle initiative à l’échelle réduite de la relation bilatérale franco-allemande – c’est là qu’on retrouve l’origine du Traité de l’Élysée. De Gaulle s’inspirait de la même volonté politique qu’auparavant, à savoir court-circuiter la construction communautaire par des relations internationales qui n’allaient pas toucher à la souveraineté des partenaires, malgré toutes les formes de coopération convenues. Selon lui, l’Allemagne était le partenaire décisif qui aurait pu sauver le dessein des plans Fouchet, surtout parce que tout danger de conflit généralisé en Europe était parti de l’antagonisme franco-allemand dans le passé, et la conclusion inverse est sans doute aussi vraie : tant que la France et l’Allemagne règlent leurs conflits pacifiquement, le danger d’un conflit généralisé en Europe est éliminé. En outre, l’Allemagne, malgré le fait qu’elle avait partagé le refus des plans Fouchet, malgré sa volonté de progresser sur le chemin communautaire, n’était probablement pas en mesure de refuser une offensive aussi honorable que celle que De Gaulle lançait vis-à-vis d’elle, et qu’il réalisa par son fameux voyage en Allemagne du 4 au 9 septembre 1962, avec les discours en allemand qu’il donna dans plusieurs grandes villes allemandes, en invoquant la grandeur du peuple allemand, en invitant les masses à partager l’amitié avec le peuple français…
Adenauer, de son côté, chancelier allemand depuis la fondation de la République fédérale en 1949, l’autorité politique incontournable, sinon incontestable, en Allemagne, âgé de 86 ans en 1962, défenseur sans faille de la réconciliation franco-allemande et de la construction supranationale-communautaire de l’Europe (comme nous l’avons vu dans le bref retour au Plan Schuman), était tout de même en fin de carrière. Il avait des doutes sur la fiabilité de ses successeurs potentiels en ce qui concerne leur attachement à la relation avec la France, à leur engagement pour la construction européenne ; Ludwig Erhard, qui serait son successeur l’année suivante, le père du « miracle (économique) allemand », avait un penchant pour le libre-échange à l’échelle mondiale, en relation privilégiée avec les États-Unis. Dès lors, Adenauer accepta l’offre du général De Gaulle et en renforça même le caractère contraignant en insistant sur la forme d’un véritable traité, au lieu d’un simple accord, liant ainsi par la même règle – pacta sunt servanda – ses successeurs que ce qui liait De Gaulle aux Communautés européennes.
Ainsi, le Traité de l’Élysée a vu le jour, comme un produit reflétant des intérêts qui n’étaient pas identiques, mais conciliables, entre Adenauer et De Gaulle. Et pourtant, les deux vieux hommes d’États ont échangé une correspondance presque lyrique de mélancolie, De Gaulle confessant à Adenauer sa déception, en comparant la relation avec le chancelier et l’Allemagne fédérale tout entière avec un jeune amour qui fanait aussitôt après sa courte floraison, tandis qu’Adenauer, vieux cultivateur de roses, lui répondait qu’une telle œuvre demandait de la patience, que les roses piquent, mais fleurissent en d’autant plus de splendeur… Pourquoi cette déception du général De Gaulle, pourquoi considérait-il son projet avorté, pour quelle raison n’y croyait-il plus ?

La réponse n’est pas visible sur les multiples sites internet quasi officiels qui reproduisent le texte du Traité d’amitié franco-allemande – parce qu’ils « oublient » un élément crucial. De Gaulle et Adenauer signaient, le 22 janvier 1963, une déclaration commune [14], réaffirmant leur volonté de contribuer par le Traité au renforcement de la coopération entre les deux pays [qui] constitue une étape indispensable sur la voie de l’Europe unie – la date est considérée l’acte de naissance du Traité de l’Élysée. Le Parlement fédéral allemand, cependant, n’était pas aussi confiant quant à savoir si le Traité n’allait pas porter atteinte à l’œuvre communautaire, et craignait toujours la stratégie de contournement de cette méthode d’intégration. En plus, le Bundestag ne voulait laisser aucun doute que pour lui, la sécurité de l’Allemagne fédérale face au bloc soviétique était à ses yeux strictement liée à l’OTAN, à l’engagement militaire des États-Unis en Europe et à l’étroite alliance atlantique. De Gaulle avait voulu justement, avec les plans Fouchet et le Traité de l’Élysée, créer un contrepoids européen face à la domination américaine. Or, le Bundestag insista pour faire explicitement barrage à une interprétation, une dynamique d’application du Traité qui aurait pu mettre en cause la construction communautaire de l’Europe et la prépondérance de l’OTAN en matière de sécurité internationale. À cette fin, le Bundestag fit précéder, dans la loi de ratification du Traité de l’Élysée, le 15 juin 1963, le texte du Traité par une déclaration qui affirmait la volonté de l’Allemagne fédérale de poursuivre la défense commune dans le cadre de l’alliance nord-atlantique et l’intégration des forces armées des États membres de cette alliance, ainsi que sa détermination de réaliser l’unification européenne sur la base de la méthode empruntée pour la création des Communautés européennes, en intégrant la Grande-Bretagne [15].

C’était exactement ce que De Gaulle voulait éviter, aussi bien sur le plan des relations transatlantiques que sur le plan de la construction européenne [16]. En l’affirmant dans la loi de ratification, le Bundestag vidait pratiquement le Traité de l’Élysée de la substance que De Gaulle y voyait. Ça ne veut pas dire pour autant que le Traité d’amitié franco-allemand était véritablement vide de substance ; les quelques remarques introductives sur cette réflexion, ainsi que les autres contributions à ce numéro de L’Europe en formation mettent en évidence qu’il y avait de la substance, et que l’impact n’était pas négligeable. Mais pour le général De Gaulle, la signification stratégique avait été ôtée par le Parlement fédéral allemand.

À l’issue du Traité de l’Élysée

Aussi, De Gaulle le considéra pour un échec et abandonna définitivement son projet de marginaliser les Communautés européennes par la mise en avant de sa vision des relations entre les nations européennes. L’abandon ne fut pourtant pas le dernier acte du drame ; De Gaulle pouvait encore jouer d’un atout et il n’hésitait pas à le faire : s’il ne pouvait pas réaliser sa vision d’Europe, il avait toujours au moins la force d’empêcher le modèle communautaire de progresser et de se réaliser pleinement. Deux ans plus tard, l’occasion se prêtait à arrêter la méthode communautaire, lorsque le Président de la Commission européenne, Walter Hallstein, l’ancien collaborateur étroit d’Adenauer – qui avait déjà représenté l’Allemagne fédérale lors des négociations du plan Schuman – crut le moment venu de proposer d’entamer l’étape décisive vers la mise en œuvre du marché commun, comme prévu par le Traité instituant la Communauté économique européenne. Il considérait qu’il fallait enfin passer au vote majoritaire au sein du Conseil des ministres, afin d’assurer la capacité du système politique communautaire d’agir et de légiférer dans l’intention d’établir les règles de comportement (de compétition…) du marché commun ; il voulait également assurer la capacité d’action de la CEE par un budget, par des recettes propres, éliminant ainsi le risque d’un veto indirect par un des États membres qui pourrait retenir sa contribution au budget communautaire, paralysant ainsi la CEE même en l’absence de droit de veto au sein du Conseil. Et finalement, il considérait qu’un tel système politique, légiférant en prenant ses décisions à la majorité, dépensant l’argent des contribuables par un budget propre, nécessitait une légitimité accrue par un parlement élu au suffrage universel et direct.

Pour De Gaulle, il était inconcevable de souscrire à de tels projets ; ils étaient en contradiction flagrante avec ses plus profondes convictions sur la légitimité politique. En retirant tous les hauts fonctionnaires et représentants politiques de la France des institutions communautaires, il bloqua toute avance vers les objectifs du Traité de Rome, tels qu’opérationnalisés par Hallstein : s’il lui était déjà impossible de réaliser l’Europe telle qu’il l’imaginait, il pouvait au moins faire en sorte que l’Europe telle qu’il ne la voulait pas ne puisse pas se réaliser.

Conclusion

Il faut que ce soit dit sans cesse, afin d’éviter tout malentendu, au prix de la répétition : il ne s’agit pas ici de nier l’importance ni les bienfaits du Traité de l’Élysée, tels qu’ils sont à juste titre élaborés et mis en avant dans ce numéro. Il s’agit de remplacer des mythes trop simples dans le contexte historique, et de ne pas présenter le Traité de l’Élysée isolément, mais dans sa relation avec la construction européenne. Il s’agit enfin de souligner l’importance des relations franco-allemandes dans la perspective européenne. Car c’est cela le message principal : la réconciliation, l’amitié franco-allemande ne déploient pleinement leur sens que quand elles sont mises au service de la construction européenne, quand elles s’inspirent de l’esprit des pères fondateurs – Français avant tout, mais Allemands également – de la méthode communautaire. La particularité de la relation amicale entre la France et l’Allemagne puise sa légitimité dans son rôle bénéfique pour une Europe fédérale, et l’initiative qui visait ce but était le plan Schuman, qui, selon son auteur, devait être la « première étape de la Fédération européenne [17] ».