« Diner at Jefferson’s » ou comment les États-Unis créèrent la dette publique fédérale

, par Jean-Guy Giraud

Il est 15.00 à New York (siège provisoire du Congrès) ce 20 juin 1790 .Dans sa résidence de Maiden Lane , Thomas Jefferson (Secretary of State ) choisit les vins-français- qu’il offrira à ses convives pour le dîner le plus fameux de l’histoire de la fédération américaine .

À 16.00 précises se présentent ses deux seuls invités : James ("floor leader" du parti démocrate-républicain du Congrès) et Alexander Hamilton ( Secretary of the Treasury) .

L’invitation avait été lancée la veille lors d’une brève rencontre inopinée entre Jefferson et Hamilton devant la résidence du Président George Washington sur Broadway- rencontre ainsi relatée par Jefferson :

"Going to the President’s , I met Hamilton as I approached the door . His look was somber , haggard ...He asked to speak with me ... We stood in the street near the door . He opened the subject of the assumption of the States debt , the necessity of it in the general fiscal arrangement and its indispensable necessity towards the preservation of the Union ..."

Les trois hommes savaient pertinemment sur quels sujets- apparemment sans liens l’un avec l’autre- allait porter leur conversation :

  • l’autorisation par le Congrès de la prise en charge des dettes des Etats par le nouveau Gouvernement fédéral ("the assumption plan"),
  • le choix du siège définitif de la capitale fédérale .

Sur le deuxième sujet , Thomas Jefferson et James Madison sont les demandeurs .

Depuis l’indépendance (1776) le siège du Gouvernement de la Confédération- puis de l’ Union (1789)- demeure provisoire . Le premier US Congress a siégé à Philadelphie avant de se déplacer (chassé par une mutinerie de soldats de la guerre d’indépendance réclamant leurs arriérés de solde) à Princeton (NJ) , Annapolis (MD) , Trenton (NJ) puis New York où il siège encore en juin 1790 . Pour mettre fin à cette errance , Jefferson et Madison souhaitaient- en application de l’article I , section 8 , par. 17 de la Constitution- fixer rapidement le siège définitif de la capitale en bordure du Potomac et à proximité de Mount Vernon , résidence familiale de Washington . Pour ce faire ils avaient besoin du soutien des Etats du Nord , représentés par Alexander Hamilton , élu de l’Etat de New York, et regroupés au sein du parti "fédéraliste" du Congrès.

Sur le pemier sujet qui nous intéresse d’avantage ici, Alexander Hamilton est le demandeur .

Ce projet- tout aussi déterminant pour l’avenir de la Fédération que le choix de sa capitale- concernait le "public credit" des Etats Unis . Il s’agissait , en résumé , d’autoriser le Gouvernement fédéral à assumer ("assumption" plan) les dettes de guerre des Etats et de la Confédération contractées auprès des Gouvernements étrangers et des citoyens américains- et de les financer par de nouveaux emprunts cette fois souscrits au nom de la nouvelle Fédération .

Dans l’esprit d’Hamilton , il fallait tout d’abord remédier en urgence à l’état catastrophique des finances de plusieurs Etats et de la Fédération qui menaçait l’unité même de la jeune république ( et notamment la solidarité entre les Etats du Nord et du Sud de l’Union) et de restaurer l’indispensable crédit politique et financier de l’Union vis à vis de ses bailleurs de fonds européens (banques et gouvernements d’Angleterre , des Pays Bas et de France) .

Mais il s’agissait aussi de créer la base d’une large structure financière fédérale, fondement du système monétaire et fiscal du Gouvernement national -de contribuer à « cimenter l’Union par l’existence d’une dette publique permanente et contrôlée » et de disposer d’ « un outil financier pour le développement de l’agriculture, de l’industrie et du commerce » des Etats-Unis.

Pour Madison et Jefferson, toutefois, ce plan présentait le risque d’accélérer la création d’une puissante administration centrale (un « Trésor ») au bénéfice principal des Etats commerçants et en voie d’industrialisation du Nord. Le fervent fédéralisme constitutionnel de Madison (artisan de la Constitution à Philadelphie, 1797) hésitait à franchir le pas de l’organisation centralisée d’un pouvoir financier fédéral. Jefferson y voyait pour sa part la confirmation de ses craintes anciennes à l’endroit d’un « big government » d’inspiration anglaise et au service d’intérêts particuliers : son septicisme était toutefois tempéré par son sens des responsabilités vis à vis d’un Gouvernement et d’un Etat dont il était- en tant que State Secretary- le troisième personnage.

Mais revenons au dîner… Les invités arrivèrent ensemble et en avance : Madison parce que c’était son habitude depuis Philadelphie- et Hamiton parce qu’il prenait particulièrement à coeur ce qui sera la grande affaire de sa (brève) carrière ministérielle.

Le service à table fut assuré par de discrets « servants » qui garantirent la confidentialité de la conversation . Le menu fut à la hauteur de la réputation de la table de Jefferson dont la francophilie (critiquée par ses adversaires sur le plan politique) et le goût pour la gastronomie française (unanimement apprécié) étaient bien connus de la haute société américaine.

L’ordonnancement du repas fut d’ailleurs supervisé par André Petit , maître d’hotel ramené de Paris dans ses bagages par Jefferson.

Après les salades -arrosées de Carbonnieux blanc 1786- fut servi un chapon, farci de jambon de Virginie et de purée de chataîgne, assaisonné de Calvados et accompagné d’un Montepulciano de Toscane (car un vin français aurait affadi la sauce...). Vint ensuite une version new yorkaise de boeuf à la mode servi avec un Chambertin . Les desserts (meringues et macarons) furent suivis d’une « glace à la vanille en croûte » dégustée avec un précieux « champagne sans bulles » dont Jefferson se targuait d’être le seul importateur au nouveau monde .

La conversation fut brillante entre ces trois plus hautes figures de la République (après bien sûr la « statut de Commandeur » américaine , George Washington). Elle fut principalement animée par le bouillant Hamilton, pénétré comme à son habitude par la justesse de sa cause et soucieux d’en convaincre ses interlocuteurs. Madison tint le rôle du négociateur calme, prudent et méticuleux qui fut le sien lors de la Convention (et qui lui permit alors de rallier Hamilton à sa cause...). Le maître des lieux parla peu -si ce n’est pour commenter savamment ses choix culinaires- soucieux de maintenir l’équanimité des propos mais surtout conscient qu’il lui appartiendrait in fine de décider de l’issue de la négociation (sous réserve de l’accord du Président) et d’en porter principalement la responsabilité en tant que premier personnage du gouvernement .

Comme on le sait , l’issue fut positive et peut être ainsi résumée :

  • le siège de la capitale serait installé sur le (spendide mais sauvage...) site prévu en bordure du Potomac à l’issue d’une période de dix ans nécessaire pour son aménagement ; dans l’intervalle le siège serait transféré de New York à Philadelphie (capitale initiale et ville la plus peuplée des Etats Unis de l’époque ) ;
  • sur l’ « assumption plan » , Jefferson et Madisson s’engageaient à faire passer en deuxième lecture le texte du « First Report on the public debt » moyennant une prise en compte de la situation de certains Etats (dont la Virginie) qui s’étaient déjà acquitté de l’essentiel de leurs dettes .

L’accord fut rapidement mis en oeuvre :

  • le « residence bill » fut voté par le Congrès le 10 juillet 1790 (soit 3 semaines après « le dîner ») .Comme prévu , dix ans plus tard , la capitale fut transférée de Philadelphie vers le District of Columbia en bordure de la Virginie et du Maryland et incorporant la petite bourgade de Georgetown ;
  • l’ « assumption bill » fut voté le 18 juillet 1790 . Son adoption rassura les banquiers européens sur la consolidation politique de la jeune fédération et sur sa solvabilité . Cette loi permit aux Etats-Unis de se procurer les capitaux étrangers nécessaires à son développement- mais aussi de financer, en 1803, l’achat de la Louisiane (représentant en fait plus de la moitié du territoire actuel des Etats-Unis ) bradée par Napoléon ! Sur le plan interne, cette loi assura le développement du « treasury department », non sans de multiples péripéties dues à l’opposition persistante des partisans des Etats contre ceux de la Fédération, opposition qui demeure d’ailleurs aujourd’hui encore sous jacente dans la vie politique américaine.

En guise de conclusion, on laissera le lecteur imaginer la conversation que pourraient avoir nos trois protagonistes s’ils pouvaient se retrouver, 220 ans plus tard, lors d’un nouveau dîner à Washington... La puissance financière actuelle de la fédération- et notamment l’utilisation de sa « dette » tant sur le plan interne qu’international- les laisseraient certainement rêveurs ! De l’importance des dîners en ville...

N.B. : Toute comparaison de l’expérience américaine avec la situation actuelle de l’ « Union européenne » -et en particulier avec ses débats en cours sur la création d’un « public credit » européen- serait bien entendue déplacée et hors sujet . Disons donc seulement que « Comparaison n’est pas raison mais attise la réflexion »...

P.-S.

Jean-Guy GIRAUD

Président de l’UEF France. Membre du Bureau de l’UEF Europe

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