Le politique est de retour : l’affrontement mondial entre le nationalisme et le fédéralisme

, par Lucio Levi

Il y a une analogie frappante entre l’actuelle crise politique et économique mondiale et la crise mondiale de l’entre-deux-guerres. À l’époque, la grande dépression de 1929, les accessions de Mussolini et d’Hitler au pouvoir, et la seconde guerre mondiale ; de nos jours, l’instabilité économique et financière, la montée des populismes et du nationalisme, la baisse de l’adhésion aux institutions démocratiques, même en Europe, les attaques terroristes, les massacres de l’État islamique au nom du culte de la mort – un trait très similaire au nazisme – le retour de la guerre à la périphérie de l’Europe, de l’Ukraine à la Syrie…

Les deux crises ont des origines systémiques : les modifications du mode de production et de l’ordre politique international. La première moitié du XX° siècle a vu la transition entre la première et la deuxième étape de la production industrielle. Les techniques de production introduites par les lignes d’assemblage et le tapis roulant, en même temps que l’usage du pétrole, de l’électricité, et des moteurs à combustion interne provoqua le déclin de l’État-nation et la montée des États multinationaux et fédéraux, avec une dimension macro-régionale. L’accession des États-Unis et de l’Union soviétique au rang de premières puissances mondiales a signé la période de transition entre l’époque des États-nations et celle des États macro-régionaux et des organismes internationaux regroupant plusieurs États. L’Union européenne (UE) et plusieurs autres organisations regroupant plusieurs États-nations. L’UE et les autres organisations internationales font partie de ce processus. La fin du XX° siècle a vu le début du passage du mode industriel au mode scientifique de production. Le savoir scientifique est la force motrice du progrès économique et social. L’automatisation épargne aux travailleurs la fatigue qu’ils éprouvaient lors de l’ère industrielle, augmente la quantité de biens nécessaires pour satisfaire leurs besoins matériels et en réduit les prix. La révolution des technologies de la communication et des transports intensifie la circulation des biens, des capitaux, des personnes, des informations et des produits culturels. La révolution scientifique engendre des marchés globaux, une société civile connectée, des États souverains réduits au nanisme, même pour les plus grands que nous appelons superpuissances, et la création d’un besoin d’institutions globales. Il convient de remarquer que l’unification européenne et la globalisation correspondent à deux phases distinctes de l’histoire : respectivement la seconde phase du mode industriel de production et celle du mode scientifique de production.

Ces changements dans le mode de production ont été assortis de modifications profondes au sein des structures politiques. Après la fin de la seconde guerre mondiale, le système des États européens tel que codifié par la paix de Westphalie (1648) a été remplacé en 1945 par un système mondial dominé par les États-Unis et l’URSS. Les États-nations européens sont devenus des satellites des deux superpuissances. De nos jours, le monde se transforme en un monde multipolaire. L’histoire et la théorie des relations internationales nous enseignent que dans les systèmes multipolaires, un équilibre des pouvoirs tend à prendre une forme dans laquelle il est improbable qu’un État seul puisse devenir plus fort que tous les autres États du système, coalisés. Ce système favorise le respect des règles communes. D’un autre côté, si un pouvoir dominant se forme, il est amené à mépriser les droits des autres.

Ce qui distingue l’émergence de ce système mondial multipolaire par rapport à des systèmes internationaux similaires, comme le « concert européen » (1648-1945), c’est que les États doivent affronter un défi nouveau : la concurrence avec des acteurs non étatiques – avant tout, les oligarchies financières et les firmes transnationales, mais aussi le crime organisé et le terrorisme international – pour le pouvoir de la prise de décision au niveau international.
Contrairement à d’autres cycles de la politique mondiale, où l’ordre international était soutenu par la stabilité hégémonique d’une grande puissance unique – d’abord, la pax britannica dans le système des États européens, ensuite, la pax americana dans le système mondial – de nos jours, une redistribution des pouvoirs est en cours entre une pluralité d’acteurs dont aucun n’a les ressources suffisantes pour prétendre à une hégémonie mondiale. Si cette tendance se confirme, nous serons en mesure d’affirmer que la guerre froide fut le dernier conflit de la vieille école pour l’hégémonie mondiale. Par conséquent, à partir de maintenant, l’ordre international ne sera assuré qu’à travers la coopération fondée sur des règles de droit entre les acteurs de la politique mondiale et le multilatéralisme à travers le cadre des institutions internationales. C’est ainsi que le politique pourra reprendre la main sur l’économie et régir la mondialisation. La crise économique et financière mondiale a signé la faillite de l’idée que les marchés puissent s’autoréguler et de la doctrine néolibérale. Le politique, qui avait abandonné le gouvernement des affaires économiques et sociales, est en train d’occuper de nouveau le devant de la scène.

Deux réponses politiques sont dans la course : le nationalisme, et le mondialisme. Le nationalisme représente un retour vers le passé avec sa gamme de catastrophes. La seule alternative est l’adaptation des institutions politiques à l’échelle à laquelle se déroulent la vie économique et la vie sociale, donc de paver le chemin vers la mondialisation. Dans la période de transformations que nous vivons actuellement, les États-Unis et la Russie représentent l’ordre ancien, entretiennent la vague nationaliste dans le dessein de défendre leurs vieux privilèges. Mais leurs efforts sont condamnés à être vains, de par l’impossibilité d’aller à l’encontre du cours de l’histoire.

D’un autre côté, la Chine et l’UE ont des intérêts vitaux à garder leurs marchés ouverts, à réguler leurs modus operandi, et à combler leurs lacunes. Même si sa construction est incomplète, l’expérience européenne est un modèle pour le reste du monde. Elle a prouvé sa capacité à gouverner un espace multinational à travers des institutions qui tendent à prendre une direction fédérale. L’UE a été capable de concilier les principes d’une économie de marché avec ceux de l’État de droit et du constitutionalisme au niveau européen. Si elle devient un acteur global capable de parler d’une seule voix, elle obtiendra assez de pouvoir pour promouvoir ses valeurs démocratiques au-delà de ses frontières, soit dans les endroits où il n’y a jamais eu de démocratie (Chine, Arabie
saoudite, Corée du Nord, Soudan, etc.), soit là où elle est en retrait (Russie, Turquie, Hongrie, Pologne), dans le cadre d’une mondialisation régulée.

Au niveau mondial, une fracture opposant les progressistes et les réactionnaires s’esquisse – elle fait écho à celle tracée par le Manifeste de Ventotene : la ligne de fracture entre le nationalisme et le fédéralisme.

P.-S.

Lucio Levi. Professeur honoraire à l’Université de Turin. Directeur scientifique de l’International Democracy Watch, soutenu par le Centre d’études sur le fédéralisme, et membre du comité fédéral de l’UEF. Ancien Président du MFE italien. Directeur de The Federalist Debate.

Cet article est l’éditorial du n° 1 – 2017 de The Federalist Debate - Turin

Traduit de l’anglais par Alexandre Marin - Paris