Multiculuralité, minorités… jacobinisme… fédéralisme…

Multilinguisme et interculturalité au coeur de l’Europe

, par Catherine Vielledent

La traduction à la Commission européenne
1958-2010

Le 12 mars 2010, la direction générale de la Traduction
de la Commission présentait la première initiative pour retracer l’évolution de la traduction à la Commission européenne depuis ses débuts, il y a déjà plus d’un demi-siècle.

Loin d’être une fin en soi, cette histoire du service
de traduction est un élément essentiel de la « mémoire
institutionnelle » de l’Union européenne (UE) qui nous
permet de comprendre comment le multilinguisme — l’un
de ses principes fondamentaux — a été « traduit » en actions
concrètes dès les premiers instants, bien avant d’être
défini formellement comme une politique à part entière.

Depuis la Déclaration Robert Schuman du 9 mai 1950,
les pères fondateurs ont imaginé une communauté de
paix et de démocratie dans laquelle chacun jouirait des
mêmes droits, du même respect et des mêmes chances.
Un des fondements de cette communauté, le respect de la
diversité linguistique et culturelle, a donné le régime
linguistique de la Communauté européenne du Charbon
et de l’Acier, repris par la Communauté économique
européenne et inscrit dans son tout premier règlement, le
règlement 1/1958 du 15 avril 1958.

D’emblée, l’Europe a donc été multilingue : on parlait
allemand et français dans trois pays, néerlandais dans
deux pays et italien dans un seul. A l’entrée en vigueur
du Traité de Paris, en juillet 1952, les ministres des
affaires étrangères consacrent ces langues comme
langues officielles et de travail de la CECA. Le protocole
ainsi adopté est l’acte de naissance du multilinguisme, en
rupture avec toutes les pratiques existantes au niveau
international. Depuis lors, le multilinguisme, sans qu’on
s’en aperçoive, s’est imposé comme une réalité
incontournable. Aujourd’hui, l’Europe parle 23 langues et
implique plus de 500 combinaisons linguistiques.

Pendant un demi-siècle, au coeur de la machine
communautaire, la traduction s’adapte pour accompagner
les évolutions politiques et technologiques. Après
l’installation de la Haute Autorité de la CECA à
Luxembourg
, la Commission CEE et la Commission
Euratom s’installent à Bruxelles en 1958. Ce sont les
premiers pas d’un service linguistique doté de quelque
trente traducteurs (la denrée est rare à l’époque), de rares
réviseurs et d’une horde de dactylographes.

L’organisation est à la fois artisanale et quasi industrielle,
au sein d’une direction de l’administration qui exerce ses
pouvoirs de suivi, notamment statistique. La fusion des
traités des trois Communautés, décidée en 1965, va
générer de grandes réflexions sur l’avenir de la
traduction. Une assemblée générale des traducteurs en
1968 dresse une véritable liste de revendications (un
linguiste à la tête des traducteurs, disposer d’une
description de poste de terminologue, décider d’une
organisation thématique ou linguistique, une
représentation permanente des traducteurs) qui sera un
cahier des charges pour les vingt ans qui suivront.

En 1973, le Danemark, l’Irlande et le Royaume-Uni
entrent dans la CEE
. C’est le premier élargissement
(sur un total de six à ce jour !) et le recrutement, difficile
car le métier de traducteur n’existe pas vraiment, est suivi
avec un soin méticuleux. Depuis dix ans, de vastes
chantiers terminologiques accompagnent la traduction de
l’acquis communautaire. L’entrée de la Grèce, en 1981,
amorce une prise de conscience : le service de traduction
serait-il le plus grand du monde ? L’informatique
s’attaque à l’assimilation du nouvel alphabet dans la base
législative Celex.

En prévision du prochain élargissement, le Conseil débat d’un « régime transitoire » des langues qui donne lieu à
d’âpres négociations et, en 1984 le Parlement européen
consacre sa session plénière au multilinguisme. Celui-ci
devient pour la première fois une question de coût ! C’est
aussi l’époque où le Chancellier Kohl écrit à la
Commission Thorn pour se plaindre de la rareté des
documents en allemand, notamment pour ce qui est des
appels d’offres et des documents de comités.

En juin 1986, alors que l’Espagne et le Portugal ont
rejoint la Communauté
, le Service de traduction est en
émoi à Bruxelles : les sections linguistiques sont
dispersées sur 6 ou 7 sites à travers la ville, rendant la
coordination des travaux à peu près impossible. On dit
qu’une délégation de traducteurs aurait fait en juin 1986
le siège du bureau du Président Delors pour obtenir que
soit tenue la promesse de les regrouper au Rond-point
Schuman. Ce sera chose faite en 1989. Un directeur
général ad personam est nommé à sa tête (et celle de
l’informatique), une décennie commence qui sera
dominée par la bataille de la productivité et par une
réorganisation majeure. La traduction, jusque là
organisée en sections linguistiques, bascule vers une
organisation thématique axée sur les travaux des services
clients. La synchronisation des travaux, surveillée par le
conseiller thématique, est au coeur de la machine. Déjà
on prépare un nouvel élargissement et on créée dans les
capitales des antennes locales bien dotées (30 recrues
locales dirigées par un fonctionnaire traducteur) qui
prennent en charge la traduction de l’acquis.

En 1995, l’Autriche, la Finlande et la Suède font leur
entrée
tandis que la Norvège renonce une nouvelle fois,
suite à l’échec du referendum. La standardisation des
documents (pour les avis de marchés notamment) et la
constitution de vastes mémoires de traduction permettent
de libérer le service de documents répétitifs. Les
nouveaux venus sont familiers des ordinateurs personnels
qui font alors leur apparition dans les services.

À la fin des années 90, déjà on s’intéresse au prochain
élargissement : les premiers documents de réflexion
prônent de raccourcir les documents et d’améliorer la
qualité des originaux. Depuis la ratification du Traité de
Maastricht, et le Conseil d’Edinburgh 1993, la qualité de
la rédaction législative est devenue une
préoccupation (on pense à la campagne de
communication qui a suivi le double referendum de 2005
sur le traité constitutionnel). En 1998, la création de
l’euro
est au coeur de l’actualité et, dans un contexte où
l’on parle déjà de « déficit démocratique » de l’UE, un
journaliste de Ouest-France, lance l’idée de demander
aux jeunes de proposer « Une devise pour l’Europe ». Fin
1999, 80.000 élèves dans les 15 pays alors membres de
l’UE planchent et déposent plus de 2.000 propositions.

Le 4 mai 2000, le Grand Jury européen, sous la
responsabilité de Jacques Delors, choisit finalement la
devise « Unité dans la diversité » (In varietate concordia
en latin) qui est proclamée pour la première fois le jour
même au Parlement européen. En 2004, elle figure aux
côtés des symboles de l’Europe dans le préambule du
Traité constitutionnel.

C’est surtout une période de grande incertitude, après le
bouleversement géostratégique intervenu en 1989 et la
chute du Mur de Berlin. Aux incertitudes politiques s’ajoute l’instabilité administrative puisqu’en quatre ans,
le Service de traduction va changer quatre fois de chef.

Personne ne sait quels pays vont vraiment adhérer. Les
Ministres des affaires étrangères français et allemand,
Joschka Fischer et Hubert Védrine, s’adressent à la
Commission en 2001 pour protester contre un projet
d’allègement du régime linguistique interne. Afin de
gérer les neuf nouvelles langues dotées d’équipes encore
très restreintes de traducteurs, le service de traduction
revient en 2003 à une organisation linguistique.

Le 1er mai 2004, l’Europe devient celle des 25 et la
nouvelle Direction générale de la traduction adopte une
décision majeure sur la demande de traduction au sein
des services et impose une longueur maximale par type
de document. Une direction Stratégie de la traduction est
alors créée pour s’occuper de la demande, interne et
externe, ainsi que de multilinguisme. C’est ce que les
vétérans du service décrivent comme le « Big Bang » : on
hurle dans les services auteurs mais, comme aucune
période de transition n’a été concédée, ce qui est à
traduire obligatoirement l’est dans toutes les langues
officielles, quelles que soient les capacités !

Après cette traversée du désert, l’entrée de la Bulgarie et
de la Roumanie
bénéficie de l’expérience récemment
acquise. Le service se dote d’une direction centrée sur les
nouvelles fonctions de la traduction : la communication
rapide et multilingue sur la toile, la traduction des
messages de l’institution pour le public local
(« localisation ») et la coordination des petites antennes
installées dans les capitales européennes, au sein des
représentations de la Commission. Une unité est
également chargée de la qualité des originaux,
majoritairement rédigés en anglais par des
administrateurs de langue maternelle autre. Par ailleurs,
la DGT s’organise pour mettre à disposition du nouveau
Commissaire chargé du multilinguisme son savoir-faire
de plus de cinquante ans, au contact avec le marché des
industries des langues, avec les professionnels et les
spécialistes des technologies de l’information.

Un regard en arrière permet de constater que, pour
s’adapter à l’arrivée régulière de nouvelles langues, la
Communauté a mis en place un vaste dispositif
linguistique entre toutes les institutions, pour un coût
somme toute très modeste : quelque 1 % du budget
communautaire aujourd’hui et moins de 1 / 10.000 du
produit intérieur brut de l’UE2 ! La Commission a vu ses
effectifs de traducteurs croître de 30 à environ 1.700
depuis 1958. Le même travail continuera à l’avenir à être
assuré en maximisant les avancées technologiques
(accumulation de données, des références et
d’alignements).

L’histoire de la traduction nous aide aussi à prendre le
recul nécessaire par rapport à certains débats
d’aujourd’hui, parfois très animés. Ce récit montre qu’au
cours du temps, ce sont les mêmes problèmes et les
mêmes inquiétudes qui se répètent pour les gestionnaires
et les traducteurs. A l’issue de ce long processus, la
Direction générale de la traduction est devenue ce qu’elle est aujourd’hui : l’un des plus grands et des meilleurs
services de traduction au monde, considéré comme une
référence pour d’autres services en Europe et ailleurs.

Il est bien entendu difficile d’imaginer à l’horizon de dix
années que la traduction communautaire en restera là.
Déjà plusieurs États du sud-est de l’Europe frappent à la
porte avec insistance. La diversité linguistique est mieux
prise en compte au plan européen, comme base
fondatrice de la démocratie et facteur d’adhésion des
citoyens à la construction européenne. Depuis 2005,
l’usage restreint des langues régionales qui, sans être
langues officielles de l’UE, ont un statut officiel dans une
partie du territoire national, est autorisé si un État
membre en fait la demande : les citoyens du Pays basque,
de la Catalogne et de la Galice et depuis 2009, ceux du
Pays de Galles et de l’Ecosse peuvent ainsi communiquer
avec les institutions de l’UE dans leur langue.

Le multilinguisme historique de la Communauté
européenne a donc connu une destinée extraordinaire : au
fil du temps, il a profondément marqué de son empreinte
les modes de travail au sein des institutions, généré des
accélérations technologiques spectaculaires et constitue
une référence pour les industries du langage et pour les
grands ensembles régionaux du monde. Aujourd’hui, la
Direction générale de la traduction dialogue
régulièrement avec les principales régions du monde,
Asie, tout particulièrement Chine et Inde, Russie, Union
africaine, Afrique du Sud, institutions ou pays qui
comptent chacun entre 10 et plus de 20 langues
officielles. Elle se compare aussi avec des services
comme le Bureau canadien de traduction dont la
production, en volume, est comparable, quoique sur une
base bilingue.$Pour le service de traduction de la Commission, les
transformations ont été profondes, tendant à en faire un
service, intégré dans le processus politique, doté d’une
stratégie fondée sur une analyse des besoins liés au
multilinguisme et tournée vers l’ensemble de l’institution.

La DGT contribue ainsi à la politique du multilinguisme,
nouvelle née à la Commission Barroso en 2004 au titre
des compétences spécifiques du Commissaire Figel et
consacrée comme politique européenne début 2007, sous
la responsabilité du premier commissaire roumain,
Leonard Orban. Des communications stratégiques de la
Commission déclinent les grandes actions à mener pour
promouvoir la diversité linguistique dans la société,
favoriser une économie multilingue performante et
donner aux citoyens un accès aux informations de l’UE
dans leur propre langue.

Le multilinguisme traverse désormais tous les champs,
économique, éducatif, culturel, social. Il est sorti des
bureaux de linguistes et des salles de classe. Gageons que
cette prise de conscience du facteur langagier,
intimement liée à la nécessaire gestion de la complexité
dans un monde multipolaire et globalisé, nourrira toutes
les autres politiques.

P.-S.

Catherine Vieilledent

Membre du Bureau européen de l’UEF - Bruxelles