La zone euro : des Piigs aux Piifs

, par Michel Herland

Bien que la situation de la zone euro soit particulièrement
instable, ce qui complique la tâche du commentateur, il
est quand même possible de s’entendre sur quelques
constats.

L’unification monétaire de l’Europe en l’absence d’une
véritable structure étatique européenne était en tout état
de cause risquée ; elle le devenait encore davantage à
partir du moment où l’euro s’installait durablement
comme une monnaie « forte ».

Commençons par le premier point. Les unions monétaires
interétatiques ont toujours échoué. Voir par exemple
l’Union latine… Par contre, lorsqu’une fédération se
constitue, elle adopte tout naturellement une monnaie
unique qui devient pour elle un attribut parmi d’autres de
sa souveraineté. La différence entre l’union monétaire
interétatique et la fédération tient à l’existence d’un
exécutif fédéral et d’autres institutions non étatiques
pourvues de ressources propres (impôts, cotisations
sociales) en provenance de toute la fédération et qui sont
dépensées dans toute la fédération. Ce double flux de
recettes et de dépenses a pour effet de redistribuer les
ressources entre les collectivités composantes. Par
exemple si l’un d’elle est affectée par la récession et le
chômage, elle versera moins d’impôts et de cotisation
sociales à la fédération dont elle recevra par contre des
transferts plus importants (subventions diverses,
indemnités versées aux chômeurs, etc.). Inversement, une
collectivité composante prospère versera au niveau
fédéral davantage qu’elle n’en reçoit. Ces transferts,
appelés stabilisateurs automatiques par les économistes,
jouent un rôle essentiel pour aider les collectivités en
difficultés. Ils leur permettent de dépenser plus qu’elles
ne gagnent -ce qui est nécessaire aussi bien pour
stabiliser le niveau de vie que pour relancer l’économiesans
avoir obligatoirement besoin de s’endetter. Il est au
demeurant possible -et sans doute souhaitable- que la
fédération décide de limiter la capacité d’endettement des
collectivités membres ou des organismes sociaux. Une
interdiction pure et simple pour les collectivités
composantes ne serait cependant pas opportune, la
variation de la dette restant l’un des instruments sur
lesquels peut jouer une collectivité en décalage
conjoncturel par rapport au reste de la fédération pour
modifier sa situation.

En tout état de cause l’arme budgétaire doit être maniée
avec précaution. Dans une fédération où les capitaux se
déplacent librement, les taux d’imposition du capital ne
peuvent guère se différencier d’une composante à l’autre,
à moins d’avoir de très bonnes raisons pour accepter la
concurrence fiscale. On peut ainsi imaginer qu’une
région particulièrement déprimée soit autorisée à
pratiquer des taux d’imposition nettement inférieurs à
ceux du reste de la fédération, à condition que ce soit
pour une durée limitée.

Il manque à la zone euro, qui demeure pour l’essentiel
une construction interétatique, aussi bien l’Etat fédéral et
ses stabilisateurs que les règles limitant la dérive
budgétaire des Etats membres. La crise interne dont nous
observons tous les jours les nouvelles péripéties n’a pas
d’autre explication. Certes des garde-fous étaient prévus :
le déficit budgétaire annuel de chaque Etat membre
devait rester inférieur à 3 % du PIB et l’endettement
cumulé ne pas dépasser 60 % de ce même PIB. On sait ce
qu’il en est advenu ! C’est que, dans une organisation
confédérale, chacun fait ce qu’il veut. Sans s’appesantir
sur le cas de la Grèce dont le déficit s’établit à 10 % et la
dette à 165 % du PIB, les chiffres correspondants, pour la
France, atteignent presque 6 % et 90 %, bien loin donc
des critères de Maastricht. Le budget voté pour 2011 est
tout à fait symptomatique, à cet égard : « l’impasse »
budgétaire s’élève à 90 milliards sur des dépenses totales
de 360 milliards. Vous avez bien lu : les recettes
normales (impôts et taxes, soit 270 milliards) ne
représentent que les trois quarts des dépenses. L’Etat
français finance le quart de ses dépenses par
l’endettement ! Ce chiffre mesure l’ampleur de l’effort à
accomplir pour supprimer le déficit : réduire d’un quart les dépenses ou augmenter d’un tiers les recettes
fiscales [1].

Un tel effort, on ne voit pas que le Président français
actuel en soit capable, et encore moins son challenger de
gauche. Au demeurant, comme le montre l’exemple grec,
adopter aujourd’hui une politique de rigueur, alors que la
récession est à notre porte, a toutes les chances d’aboutir
à un résultat inverse de celui souhaité, c’est-à-dire
d’alourdir le déficit (par baisse des rentrées d’impôts,
puisque celles-ci dépendent du niveau d’activité) au lieu
de l’alléger.

Il ne faut donc pas s’attendre à ce que l’endettement de la
France se réduise suffisamment pour rassurer les
marchés : la perte du « triple A » paraît programmée. Les
rodomontades présidentielles n’y changeront rien. Des
années de laxisme budgétaire, y compris dans les
périodes de croissance où l’on aurait pu redresser la
barre, finissent toujours par se payer d’une manière ou
d’une autre !

On a beaucoup glosé, avec quelques ricanements -en
particulier du côté français-, sur les « PIIGS », ces pays
fragilisés par un endettement excessif (Portugal, Irlande,
Italie, Grèce et Espagne (Spain). Au point où nous en
sommes rendus, il est permis de douter que la Grèce -en
dépit de ses efforts, et malgré l’aide apportée par les
autres pays européens et le FMI- puisse demeurer encore
très longtemps dans la zone euro. Par contre, il est plus
que vraisemblable que la France basculera sous peu dans
le camp des pays considérés comme critiques. Exit donc
la Grèce et les « PIIGS » et bienvenue à la France au sein
des « PIIFS » !

Pour ceux qui pourraient en douter, le spread (écart) des
taux entre les emprunts (à dix ans) du gouvernement
français et du gouvernement allemand atteint désormais
1,25 %. C’est certes moins que pour la Grèce (plus de 20
%) ou même l’Italie (4,5 %) mais ce n’est que le début
d’un processus qui semble inéluctable. Or, faut-il le
rappeler, chaque fois que le taux auquel un gouvernement
s’endette augmente, cela creuse mécaniquement son
déficit (en ce qui concerne la France, 1 point de taux
d’intérêt supplémentaire entraîne une charge
supplémentaire de 15 milliards d’euros).

Quelles sont alors les perspectives de la zone euro ? Face
à l’urgence on peut rêver que les pays membres, enfin
convaincus que les seules unions monétaires stables
s’inscrivent dans un cadre fédéral, décident la
transformation de la zone euro en une fédération. Hélas,
nul ne croit sérieusement à une telle éventualité, même si
elle comblerait d’aise, évidemment, les lecteurs de
Fédéchoses.
Dans un numéro récent du journal Libération (4
novembre 2011), un certaine Pierre Haroche, présenté
comme doctorant en science politique, propose un
scénario différent. Selon lui, la construction européenne
n’est pas la réalisation progressive d’un idéal qui serait
porté par une élite volontariste. Tout au contraire, il la
voit comme « un processus largement involontaire, porté par des acteurs ne cherchant qu’à préserver leur pouvoir
sous l’emprise de contraintes nouvelles ». S’il faut en
croire cet auteur, les gouvernants des pays européens
accepteront que les budgets nationaux soient mis sous
contrôle parce qu’ils veulent échapper aux inconvénients
du laxisme budgétaire des autres ! Or chacun d’eux ne
peut obtenir la discipline des autres que s’il l’accepte lui
aussi. C’est seulement ainsi qu’un progrès vers
l’intégration budgétaire pourrait être réalisé.
Les décisions récentes au sein de la zone euro ne
contredisent pas cette analyse. Il n’est pas garanti pour
autant que les gouvernements se plient mieux à la
nouvelle discipline qu’à celle de Maastricht. Les
perspectives seraient certes différentes en cas d’une
croissance suffisante mais celle-ci n’est pas, pour l’heure,
à l’ordre du jour. La Chine ralentit -comme, en Europe
même l’Allemagne- et ce n’est pas le léger sursaut de
l’économie américaine qui apportera à l’économie
mondiale le sursaut dont elle a besoin.

La situation actuelle a quelque chose de paradoxal :

jusqu’ici la crise de la zone euro n’a pas débouché sur
une crise de l’euro. Le taux de change euro/dollar reste
bloqué en effet autour de 1,40 $, un taux beaucoup trop
élevé pour permettre à la plupart des pays de la zone de
retrouver leur compétitivité. Malgré le confortable
excédent de la balance courante de l’Allemagne, la zone
euro est désormais déficitaire. Tel est particulièrement le
cas de la France, longtemps excédentaire mais dont le
déficit des comptes courants « grignote » désormais à lui
seul près de la moitié du surplus allemand.

Avec cette divergence de fait entre les situations
économiques de la France et de l’Allemagne, il n’est plus
imaginable que le « couple franco-allemand » continue
bien longtemps d’imposer son leadership politique sur la
zone euro.

Nous espérons nous tromper, mais enfin tout porte à
redouter un divorce entre les deux pays moteurs de la
construction européenne. Si cette hypothèse se réalise, il
en sera fait de la zone euro.

P.-S.

Michel Herland

Professeur de sciences économiques à l’Université
des Antilles et de la Guyane. Directeur adjoint du
Centre de recherches sur l’insularité et la
mondialisation (Martinique). Membre du Centre
d’économie et de finances internationales (Aix-en-
Provence - CNRS et Université de la Méditerranée)

Notes

[1Le gouvernement français compte également dégager quelques recettes
en vendant ses « bijoux de famille » (hôtels particuliers des ministres, par
exemple). Il ne peut s’agir que d’un expédient qui appauvrit l’Etat et
trouve rapidement ses limites.