Note sur la question kurde et premières notions sur le confédéralisme démocratique

, par Jean-Francis Billion

Il y a plus de trois ans, début 2016, j’ai participé avec Jean-Luc Prevel, à une réunion organisée par l’association des Amitiés kurdes de Lyon et Rhône-Alpes, co-présidée par notre ami Thierry Lamberthod (membre de l’UEF AuRA) et fondée un an plus tôt à l’initiative de la CIMADE : « Un an après la libération de Kobané – Comment soutenir le peuple kurde dans la défense de ses droits et dans la construction du confédéralisme démocratique ? ».
Jean-Luc, malheureusement disparu, et moi avions à l’époque rédigé, une brève note pour faire part de notre intérêt et de nos premiers commentaires sur ces diverses questions .
Une deuxième rencontre organisée le 15 décembre 2017 à la Maison de l’Europe et des Européens (aujourd’hui Maison des Européens de Lyon), par les Amitiés kurdes et l’UEF AuRA, m’avait conduit à pousser un peu plus avant notre analyse en particulier suite à la lecture de la brochure, Confédéralisme démocratique , écrite en prison et publiée en ligne par Abdullah Öcalan, leader du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK, fondé en 1978) emprisonné en Turquie depuis 1999 après avoir été condamné à mort pour avoir dirigé une organisation terroriste.

Réalités et complexités multiples, du peuple kurde et de la définition du (ou des) Kurdistan(s)

Il est nécessaire de rappeler tout d’abord quelques informations sur le peuple kurde considéré comme le plus grand « peuple sans État » du monde, d’origine indo-européenne et installé sur des terres à cheval sur l’Anatolie et la Perse, un territoire grand comme la France, depuis des siècles et où sa présence semble remonter (au moins ?) au 6° siècle avant Jésus Christ.
Depuis les Traités internationaux ayant clôturé la première guerre mondiale et le démembrement par les puissances occidentales (principalement la France et la Grande-Bretagne) de l’Empire ottoman, le peuple kurde est réparti, à son corps défendant, entre de nombreux États du Proche-Orient (sans compter la diaspora dans l’Union européenne, principalement en Allemagne, et dans le monde) mais principalement entre quatre d’entre-eux : la Turquie, (15 à 20 millions, 20% de la population), l’Irak (4,5 millions), la Syrie (2 millions) et l’Iran (8 à 10 millions). La diaspora est estimée à l’ordre de 3 millions dont la moitié en Europe.

La place me manque ici pour définir plus précisément le confédéralisme démocratique mais notons qu’il se rapproche par certains aspects du fédéralisme, qu’il soit interne, européen ou mondial, mais aussi du fédéralisme « intégral » professé par Alexandre Marc dans son aspect proudhonien et sociétal.

La langue kurde, comme c’est souvent le cas pour les populations n’ayant pas eu la « chance », de posséder leur propre État, voire (pire…) leur propre État-nation, est divisée en plusieurs dialectes (le Kurmancî – à l’ouest et au nord, le Soranî – au sud et à l’est, le Dimlî ou Zazakî – dans certaines poches et en particulier dans le nord, et enfin, le Goranî à l’extrême-sud). L’alphabet utilisé a longtemps été l’alphabet arabe jusqu’à l’apparition d’un alphabet latin au début des années 1940 ; dans l’ex-URSS, où existent également des minorités ou des poches de peuplement kurde (Arménie, Azerbaïdjan…) a aussi été utilisé l’alphabet cyrillique. Enfin signalons que la religion majoritaire est l’Islam (80%), très majoritairement sunnite, même si certaines communautés pratiquent d’autres rites tels que le chiisme ou d’autres religions monothéistes (Chrétiens et Juifs, ces derniers ayant parfois émigrés en Israël), ou comme les Yézidis, cible privilégiée de l’État islamique, qui pratiquent dans le nord de l’Irak une religion originaire de la Perse antique et vieille de l’ordre de six millénaires.

Résumé chronologique de la « question kurde » du milieu du 15° siècle à nos jours

Il est également utile de procéder à un rappel historique, une fois signifié que c’est depuis des temps « immémoriaux » que les populations de langue et de culture kurde occupent des territoires de large ampleur en Asie mineure et principalement aux frontières de ce qu’ont été les deux Empires perse et ottoman. J’ai arbitrairement décidé de remonter à l’année 1639, qui marque le Traité de Qars-e-Chirin (ou Zuhab) ayant établi un premier partage des territoires du peuple kurde entre ces deux entités impériales au sein desquelles les populations avaient longtemps pu bénéficier d’une relative autonomie quitte à contribuer à en « surveiller » les frontières.

Plus récemment je souhaite énumérer quelques dates et évènements ayant marqué la première partie du XXème siècle.
1915-1916 Des chefs de guerre kurdes participent aux côtés des forces turques aux génocides des populations chrétiennes arméniennes ou assyro-chaldéennes. Ce fait n’est pas nié, mais au contraire clairement reconnu aujourd’hui
par les principaux leaders kurdes, en particulier en Turquie. Il semble que les raisons des massacres aient plus été liées à des causes économiques et de partage des terres que religieuses ou ethniques.
1916 Début des travaux des diplomates anglais et français, Sir Mark Syles et François Georges-Picot, visant à démanteler l’Empire ottoman afin de mieux s’en répartir les dépouilles. Ces discussions, diplomatiques et mercantiles, se tiendront évidemment en dehors de toute considération envers les aspirations des populations considérées. Les États européens
n’avaient du reste pas agi autrement cinquante ans plus tôt lors du partage du continent africain au Traité de Berlin.
1920 Traité de Sèvres signé par les pays vainqueurs de la première guerre mondiale et la Turquie. Il marque la fin de l’Empire ottoman et prévoit, en particulier, la fondation d’un État kurde dans l’est anatolien de la Turquie et la province de Mossoul (aujourd’hui en Irak).
1923 Traité de Lausanne, qui, après la victoire de Mustafa Kemal Atatürk dans la guerre de libération contre la Grèce et sa prise de pouvoir, revient sur les engagements pris en faveur des Kurdes. Leur territoire est une nouvelle fois divisé mais cette fois entre trois États : la Turquie, la Syrie (sous mandat français) et l’Irak (sous-mandat britannique).
1924-1936 Révoltes incessantes et violentes répressions étatiques dans tous les territoires kurdes.
1937 Traité de Saadabad entre l’Iran, l’Irak et la Turquie pour coordonner la lutte contre la « subversion kurde ».
1938 Le Kurdistan turc est déclaré « zone interdite aux étrangers ». Il va le rester durant des décennies…

Les guérillas kurdes, de 1946 à nos jours, et le contexte international

Là encore je ne mentionnerai brièvement que quelques dates ou faits importants.
1946 République kurde éphémère de Mahabad dans la zone d’occupation soviétique du nord de l’Iran. Elle durera moins d’un an et disparaitra, abandonnée à son sort par l’URSS de Staline.
1955 Pacte de Bagdad entre la Turquie, l’Iran et l’Irak, toujours pour contrer les rébellions kurdes.
1961-1970 Lutte pour l’autonomie du Kurdistan d’Irak ; reprise en 1974 après le refus d’une autonomie initialement octroyée par le régime baasiste de Saddam Hussein.
1962 Le régime baasiste de Syrie inaugure une politique dite « de la ceinture arabe » visant à minoriser les populations kurdes mise en place pour des années et de nombreux kurdes sont privés de leur nationalité.
1975 Accords d’Alger entre l’Iran et l’Irak sur leurs différends frontaliers.
1978 Fondation en Turquie du PKK, Parti des travailleurs du Kurdistan, mêlant revendications marxistes et nationalistes.
1979 Déclaration par l’Ayatollah Khomeiny de la guerre sainte au peuple « athée » du Kurdistan.
1980 Troisième coup d’État militaire en Turquie (depuis 1946). Début de la guerre Iran-Irak.
1984 Début de la lutte armée en Turquie à l’appel du PKK.
1988 Attaque et massacre chimique par le régime de Saddam Hussein contre un village kurde d’Irak.
1991 Première guerre du golfe. Résolution 888 de l’ONU interdisant à Saddam Hussein l’emploi des armes chimiques contre le Kurdistan irakien.
1992 Proclamation de l’autonomie du Kurdistan d’Irak.
1993-1994 Politique turque de la terre brulée au Kurdistan. Exil massif des kurdes des campagnes. Istamboul devient la première ville kurde du monde. Arrestation de députés kurdes en Turquie.
1997 Inscription par les États-Unis du PKK sur la liste des organisations terroristes ; ce qui perdure actuellement (et aussi dans l’Union européenne depuis 2002).
1999-2002 Arrestation d’Abdullah Ökalan, leader charismatique du PKK en Afrique du sud, avec diverses complicités internationales, emprisonné à perpétuité après commutation de sa condamnation à mort.
2002 Le parti « démocrate-islamique » AKP, de Recep Tayyip Erdoğan arrive démocratiquement au pouvoir en Turquie. Près de trente ans plus tard, la question est posée de savoir dans quelle mesure la Turquie est encore réellement une démocratie…
2003 Deuxième guerre du golfe. Exécution de Saddam Hussein et reconnaissance de l’autonomie du Kurdistan d’Irak. Occupation américaine de l’Irak.
2004 Scission au sein au sein de la branche irakienne d’Al-Qaida.
2005 Transformation de l’Irak en État fédéral.
2006 Naissance de l’État islamique puis de Daech.
2008 Ouverture politique d’Erdoğan envers les Kurdes.
2009 Début du désengagement américain d’Irak mis en place par Barack Obama.
2011 Début de la Révolution syrienne dans le cadre plus général des « printemps arabes ».
2013 Assassinat à Paris de trois militantes kurdes en exil, « très probablement » par les services secrets turcs. Début d’un processus de négociations à Oslo entre la Turquie et le PKK.
2014 Adoption le 29 janvier de la « Charte du contrat social de l’autonomie démocratique du Rojava » et inexactitudes » signalées dans la suite de son exposé.
2015 Reprise de la ville de Kobané par les Kurdes syriens du Parti de l’union démocratique (PYD), affilié au PKK de Turquie, et proclamation de la « Constitution des Régions autonomes kurdes du Rojava » dans l’est de la Syrie. Reprise de la guerre civile au Kurdistan de Turquie. Ouverture de Bureaux du Rojava en Europe et à Moscou. Fondation des Forces démocratiques syriennes par le PYD (avec des éléments arabes, assyro-chaldéens, etc) qui vont se révéler dans les combats contre Daech.
2016 Intervention au sol de l’armée turque en Syrie pour contrer le PYD, les FDS et les autorités civiles multiethniques du Rojava qui n’empêche pas l’adoption du contrat social de la Fédération démocratique de la Syrie du nord le 29 décembre par une assemblée constituante formée par consensus des divers courants politiques, ethniques, culturels et religieux.
2017 Conférences d’Astana avec la Russie, la Turquie et l’Iran.
D’autres interventions militaires turques se sont déroulées depuis lors et encore à ce jour… dont les raisons et causes sont analysées par Pierre Bance dans le texte (re)publié ci-après dans nos colonnes.

Quelques notions et brefs commentaires à propos du confédéralisme démocratique ?
Ces deux mots résument la nouvelle ligne politique et idéologique du PKK de Turquie, depuis qu’il a renoncé au séparatisme et annoncé la transformation de ses forces militaires en « milices d’autodéfense ».
Deux thèmes, en particulier et pour faire simple, me semblent à mettre en exergue qui dénotent tout particulièrement avec la réalité politique du Moyen-Orient :

  • la stricte égalité entre les genres à tous les niveaux de décision de la société, du parti ou des associations qui en dépendent et le rôle, et
  • la représentation garantie aux diverses communautés ethniques et culturelles au sein de la société et de ses divers organes de direction.

La place me manque ici pour définir plus précisément le confédéralisme démocratique mais notons qu’il se rapproche par certains aspects du fédéralisme, qu’il soit interne, européen ou mondial, mais aussi du fédéralisme « intégral » professé par Alexandre Marc dans son aspect proudhonien et sociétal (mais je ne suis ni un adepte ni un spécialiste de cette dernière doctrine et donc mal placé pour en parler).
Les sources d’Öcalan semblent toutefois devoir-être recherchées du côté de certains penseurs marxistes dissidents ou libertaires, en particulier dans les écrits de l’écologiste libertaire (et non libertarien !) américain Murray Bookchin sur le « communalisme » qu’il a découverts depuis sa prison . Une « alliance pragmatique entre confédéralisme, autonomisme et démocratie directe (locale et participative) » comme l’a défini le journaliste Olivier Piot dans son ouvrage Le peuple kurde, clé de voute du Moyen-Orient .

D’autre part les critiques par Öcalan de l’État-nation et de l’inefficacité des Nations unies, elles-mêmes conglomérat d’États nationaux, ne peuvent qu’être sympathiques aux fédéralistes. Je ne suis pas loin enfin de penser que le « confédéralisme démocratique » pourrait avoir beaucoup à apporter à une réflexion sérieuse sur l’avenir du Moyen-Orient tout entier et en particulier à la résolution du conflit israélo-palestinien alors que le règlement pacifique des problèmes actuels de cette région du monde ne peut laisser les fédéralistes et les Européens indifférents.

Je reprends ici, pour conclure, temporairement, mon propos un court extrait de la brochure (en ligne, comme d’autres de ses écrits et / ou positions du PKK) d’Öcalan, Confédéralisme démocratique, déjà mentionnée :
« Le droit à l’autodétermination des peuples comprend le droit à un État propre. La fondation d’un État ne permet cependant pas d’augmenter la liberté d’un peuple, et le système des Nations unies, fondé sur les États-nations, a démontré son inefficacité.
Les États-nations se sont ainsi mis à représenter de sérieux obstacles face aux évolutions sociales. Le confédéralisme-démocratique est le paradigme inverse, celui des peuples opprimés. Le confédéralisme démocratique est un paradigme social et non pas étatique. Il n’est pas contrôlé par un État (central), il représente les aspects organisationnels et culturels d’une nation démocratique. Le confédéralisme-démocratique est fondé sur la participation de la population, et ce sont les communautés concernées qui y maîtrisent le processus décisionnel. Les niveaux les plus élevés ne sont présents qu’afin d’assurer la coordination et la mise en œuvre de la volonté des communautés qui envoient leurs délégués aux assemblées générales » .

Les Kurdes de Syrie, au grand dam de la Turquie et de diverses factions syriennes (aussi bien dans l’opposition modérée que de la part du gouvernement Assad ou des milieux islamistes) ont en outre progressivement depuis 2014 créé dans les zones qu’ils avaient libérées avec leurs alliés du joug djihadiste, une zone autonome et fédérale qui justifiait d’autant plus l’intérêt que nous leur avons porté.
Et depuis, c’était naturellement au Rojava ou le PYD et ses alliés avaient été de fait au pouvoir et joui vis-à-vis du régime de Bagdad d’une relative autonomie depuis novembre 2013, et non dans l’État-nation turc d’Erdoğan, qu’il était possible d’observer avec intérêt, sympathie et prudence la mise en œuvre et les premières applications des principes définis par Öcalan et en particulier des 96 articles de la Constitution du Rojava adoptée en 2014 .
Toutes ces raisons explicitent pourquoi, alors même que les Kurdes de Syrie et leurs alliés ont été début octobre lâchés par les Américains et si peu soutenus par les pays de l’Union européenne, les fédéralistes doivent continuer au contraire à manifester leur solidarité avec la population et les dirigeants du Rojava devant la nouvelle agression militaire de la Turquie et de ses alliés arabes, souvent djihadistes.