Trois réflexions sur les apports de Proudhon à la pensée fédéraliste

, par Lucio Levi

Les textes qui suivent, sont extraits de l’ouvrage de Lucio Levi, Lanham (MA), Federalist Thinking, ed. University Press of America Inc., 2008, 160 p., pp. 39-49. Recension de ce livre, Jean-Francis Billion, Fédéchoses-pour le fédéralisme, n° 141, septembre 2008. Federalist Thinking étant une première version complétée du livre de Levi, Rome – Bari, Il Pensiero federalista, éd. Editori Laterza, 2002, 172 p.
Une seconde version, à nouveau largement complétée et amendée de ces deux ouvrages est actuellement sous presse pour paraître prochainement en français dans la collection “Textes fédéralistes” de Presse fédéraliste, dans une traduction de Joseph Montchamp et Jean-Luc Prevel.

Le fédéralisme de Pierre Joseph Proudhon (et de Constantin Frantz) et la négation de l’État national

Le courant politique dominant au 18° siècle avait favorisé l’établissement du principe national. Le point de vue fédéraliste qui était présent en même temps, bien qu’il n’eût pas la possibilité de s’affirmer, était capable de montrer les aspects négatifs de cette phase de l’histoire européenne et les limites de l’État national. Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865) condamnait la formation de l’État italien et Constantin Frantz (1817-1891) avait la même réaction à l’égard de l’État allemand ; tous les deux, contrairement à l’opinion la plus répandue à leur époque, considéraient que le principe national et l’État unitaire n’étaient pas des facteurs de développement de la démocratie, mais de nouvelles formes d’oppression, qu’ils n’étaient pas des facteurs de paix mais des sources d’antagonismes et de violences sans précédents entre les États.

À propos de l’unification de l’Italie, Proudhon écrivait :
« Un État de 26 millions d’âmes, comme serait l’Italie, est un État dans lequel toutes les fiertés provinciales et municipales sont confisquées au profit d’une puissance supérieure, qui les gouvernent. Là, toute localité doit se taire, l’esprit de clocher, faire silence : hors le jour des élections, dans lequel le citoyen manifeste sa souveraineté par un nom propre écrit sur un bulletin, la collectivité est absorbée dans le pouvoir central… La fusion, en un mot, c’est-à-dire l’anéantissement des nationalités particulières, où vivent et se distinguent les citoyens, en une nationalité abstraite où l’on ne respire ni ne se connaît plus : voilà l’unité… Et qui profite de ce régime d’unité ? Le peuple ? Non, les classes supérieures ». (1959, pp. 98-100)

Proudhon était critique du principe national, c’est à dire de la fusion de l’État et de la nation. Avec une clairvoyance surprenante, dans une page publiée après sa mort, dans la collection de fragments France et Rhin, dans laquelle les résultats de sa longue et laborieuse réflexion intellectuelle sur la question nationale semblent concentrés, une vérité émerge seulement aujourd’hui en pleine lumière, en présence du déclin historique de l’État national et des poussées régionalistes qui sont évidentes partout en Europe, qu’il nous est possible d’apprécier dans toute sa portée. « La nation française actuelle se compose d’au moins vingt nations distinctes, et dont le caractère observé dans le peuple et chez les paysans, est encore fortement tranché… Le Français est un être de convention, il n’existe pas… Une nation si grande ne tient qu’à l’aide de la force. L’armée permanente sert surtout à cela. Otez cet appui à l’administration et à la police centrales, la France tombe dans le fédéralisme. Les attractions locales l’emportent ». (1959, pp. 594-595)

Ce que Proudhon sous-entend, c’est qu’il existe une nationalité spontanée qui est le résultat de liens naturels entre les communautés locales, leur territoire et leur culture, et une nationalité organisée qui est le résultat de liens entre l’État et les individus qui vivent sur son territoire et qui est l’expression du besoin d’uniformité sociale et culturelle, et d’une loyauté exclusive pour l’État bureaucratique et centralisé. De cette façon, il apportait une contribution importante à la compréhension du principe de nationalité en l’expliquant comme un mythe dont le but est de justifier l’État démocratique unitaire, né de la Révolution française, qui se soutient grâce à une armée permanente qui exige la conscription obligatoire, à un appareil bureaucratique et policier centralisé et à la fusion de l’État et de la nation.

De même, Frantz montrait comment les nations qui ne sont pas des « types naturels » mais des « formations historiques, caractéristique qu’elles partagent avec l’État » et comment elles se modifient au cours de l’histoire comme le font les frontières des États (Frantz, 1879, p. 347). De cette façon, il dévoilait la prétention de la classe politique allemande qui consistait à présenter l’expérience unitaire du peuple allemand comme un fait existant depuis un passé très lointain.

Tous les deux, Proudhon et Frantz, furent capables de prévoir que le mélange explosif que présentait la fusion de l’État et de la nation augmenterait l’agressivité des États et leur caractère belliqueux et les transformerait en « machines de guerre ». En particulier, ils pressentirent le potentiel perturbateur de l’établissement du principe national dans l’Europe centrale et orientale où il était impossible de tracer avec précision des frontières d’Etats en conformité avec ce principe. Ils comprenaient que l’organisation de l’Europe en États nationaux finirait par rompre l’équilibre des puissances, causerait des tensions internationales et jetterait le continent dans une série de « guerres nationales ».

Tandis que l’établissement du principe national poussait les États à se transformer en groupements centralisés, fermés, hostiles et enclins à la guerre, l’extension de la révolution industrielle avait tendance à accroître et à intensifier les relations sociales et à les unifier sur des régions toujours plus vastes, d’où la nécessité de former de nouveaux espaces économiques, politiquement organisés et de dimensions continentales. Sa perception de cette tendance historique amena Frantz à prévoir le déclin du système des États européens, confrontés à la montée des États Unis et de la Russie au rang de puissances mondiales. Une unification fédérale était la seule solution pour que l’Europe devienne « une troisième puissance » et rivalise dans des conditions d’égalité avec les puissances qui avaient des dimensions continentales.

Comme alternative à l’unification de l’Allemagne, Frantz souhaitait et envisageait un nouvel ordre fédéral bâti autour d’un noyau germanique. D’ailleurs l’Allemagne, d’après Schelling (1795-1854), est « un peuple de peuples », elle est donc mieux adaptée pour se structurer suivant le principe fédéral et multinational de coexistence pacifique de plusieurs peuples, plutôt que de se transformer en un État centralisé et bureaucratique. Une fédération allemande aurait pu, ensuite, constituer le premier centre d’un nouvel ordre international, destiné à s’étendre au reste de l’Europe et à transformer les rapports de force entre les États en relations fondées sur le droit. Comme Proudhon, Frantz insiste sur la complémentarité de l’aspect communautaire et de l’orientation cosmopolite du fédéralisme. Il écrit : « Tandis que le fédéralisme, d’une part nous amène à opérer sur un espace plus large, d’autre part il développe la vie locale, les communes, les corporations, les associations […]. Nous pouvons affirmer avec certitude que l’avenir, d’un côté fera avancer les idées cosmopolites et, de l’autre, les idées communautaires et la coopération » (Frantz, 1878, p. 206). Cependant, dans l’ensemble, le fédéralisme de Frantz est marqué par la nostalgie de certains aspects pré-nationaux de la société et son rejet du principe national se définit plus comme une façon de donner une continuité à l’ordre universel poursuivi par l’empire médiéval qu’en termes de dépassement (au sens dialectique de l’expression) de l’État national.

Au contraire, le fédéralisme politique de Proudhon tend vers une réalisation intégrale du principe de souveraineté populaire proclamé par la Révolution française et inscrit dans des textes constitutionnels, mais vidé de son sens par la centralisation qui met le citoyen au service de l’État. Dans une page des Contradictions politiques, l’idéal communautaire de Proudhon qui constitue une composante essentielle de son fédéralisme, s’exprime avec une grande vigueur. Il s’incarne dans l’aspiration du peuple à participer activement dans les nombreux aspects de la vie de la commune qui est la cellule de base de l’État, et à affirmer son autonomie.

« La commune est par son essence… un être souverain. En cette qualité, la commune a le droit de se gouverner elle-même, de s’administrer, de s’imposer des taxes, de disposer de ses propriétés et de ses revenus, de créer pour sa jeunesse des écoles, d’y nommer des professeurs, de faire sa police, d’avoir sa gendarmerie, et sa garde civique ; de nommer ses juges ; d’avoir ses journaux, ses réunions, ses sociétés particulières, ses entrepôts, sa mercuriale, sa banque, etc. La commune prend des arrêtés, rend des ordonnances : qui empêche qu’elle n’aille jusqu’à se donner des lois ? Elle a son Eglise, son culte, son clergé, librement élus ; elle discute publiquement, en conseil municipal, dans ses journaux ou ses cercles, tout ce qui touche à ses intérêts ou excite son opinion… Il n’y a point de milieu : la commune sera souveraine ou succursale, tout ou rien ». (1952, pp. 245-246)

Le rapport gouvernement central-gouvernement local typique de l’État national est inversé. La commune est considérée comme le centre principal d’organisation de la vie collective : c’est elle qui est investie de pouvoirs tels que faire les lois, lever les impôts, maintenir l’ordre public, nommer les juges, rôles traditionnellement réservés au pouvoir national. Si le fédéralisme est une formule politique qui exige l’attribution aux entités collectives plus petites d’un plus grand nombre de pouvoirs que jamais auparavant, il permet aussi d’organiser le pouvoir politique à tous les niveaux où se déroule la vie sociale, du plus bas (la communauté territoriale et fonctionnelle) au plus haut (le genre humain), si bien que la société soit sujette en même temps à une « loi d’unité » et une « loi de divergence » et obéisse dans le même temps à un « mouvement centripète » et à un « mouvement centrifuge ». « Le résultat de ce dualisme », selon Proudhon, est de faire en sorte qu’un jour, par la fédération des forces libres et la décentralisation de l’autorité, tous les États, grands et petits, réunissent les avantages de l’unité et de la liberté, de l’économie et du pouvoir, de l’esprit cosmopolite et du sentiment patriotique. Ainsi le fédéralisme est une formule politique de portée universelle, « la forme politique de l’humanité ». (1982, vol. II, p. 288)

Cependant, il considère comme « contradictoire » l’idée d’une « confédération universelle ». Ainsi « L’Europe serait encore trop grande pour une confédération unique : elle ne pourrait former qu’une confédération de confédérations… Alors toute nationalité reviendrait à la liberté ; alors se réaliserait l’idée d’un équilibre européen, prévu par tous les publicistes et hommes d’État, mais impossible à obtenir avec de grandes puissances à constitution unitaire ». (1959, p. 335).

Proudhon utilise indifféremment les termes de fédération et confédération qui, dans un langage scientifique plus rigoureux, ont des sens opposés. Mais la confusion n’est pas seulement verbale. Il n’avait pas conscience de la nouvelle forme d’Etat qui était née de la Convention de Philadelphie. Il n’était pas en position de se représenter le fonctionnement d’une fédération qui permet au pouvoir politique de s’organiser sur plusieurs niveaux autonomes, coordonnés entre eux et qui se limitent mutuellement. Il pensait que l’objectif des institutions fédérales était « de garantir aux États confédérés leur souveraineté » (1959, p. 319) et donc d’assurer la subordination de l’autorité centrale aux États membres.

D’un point de vue institutionnel sa théorie politique a un caractère confédéral. Cependant il concevait le fédéralisme comme l’instrument le plus efficace pour affirmer le droit contre la force dans les relations entre groupes sociaux pour instaurer la paix entre les nations et, en somme, pour organiser l’humanité suivant un ordre cosmopolite et, en même temps, pour concilier l’unité avec la diversité, à la fois dans les relations entre Etats et entre les groupes sociaux. D’après Proudhon, la démocratie sur le plan national, telle qu’elle avait été instituée par la Révolution française n’est pas, en principe, en contradiction avec la démocratie au niveau local et supranational, donc elle n’est pas en contradiction avec la création d’institutions démocratiques dotées de pouvoirs indépendants à tous les niveaux où la vie sociale se déroule. Croire que la démocratie ne peut s’exprimer qu’à un seul niveau de gouvernement est la limite la plus sérieuse de la pensée nationale.
En 1862, en faisant le bilan de son itinéraire politique, Proudhon écrivait : « Si, en 1840, j’ai débuté par l’anarchie, conclusion de ma critique de l’idée gouvernementale, c’est que je devais finir par la fédération, base nécessaire du droit des gens européen, et, plus tard, de l’organisation de tous les États » (1874-75, vol. XII, p. 220). Son point de vue fédéraliste permettait à Proudhon de dénoncer le caractère pathologique et donc transitoire de la formule politique de l’État national. Le déclin du rôle historique de ce type d’État est mis en relief en Europe aujourd’hui par le processus d’unification régionale et la tendance à la décentralisation et, dans le monde, par sa subordination aux acteurs du processus de globalisation. Le modèle d’un État fermé et centralisé qui organise la division politique plutôt que l’unité du genre humain et poursuit le monisme à la place du pluralisme social n’est plus adapté au développement des forces productives et aux nouvelles dimensions prises par les problèmes à la fois domestiques et de politique internationale. Tout ceci prouve la valeur prophétique de l’affirmation de Proudhon que « le vingtième siècle ouvrira l’âge des fédérations, ou l’humanité recommencera un purgatoire de mille ans ». (Proudhon, 1959, pp. 355-56).

Proudhon et la critique des limites du libéralisme, de la démocratie et du socialisme

Le fédéralisme, de cette façon, se qualifie comme la théorie politique qui permet de résoudre les problèmes laissés en suspens par la Révolution française avec son affirmation de principe d’une « République une et indivisible » et de surmonter les contradictions du modèle de l’État national unitaire. La Révolution française avait émancipé la nation en reconnaissant la souveraineté populaire, mais les principes de centralisation du pouvoir politique et le nationalisme s’étaient révélés en opposition avec la liberté, la démocratie et le socialisme. C’est la raison pour laquelle Proudhon écrit, « Qui dit liberté dit fédération ou ne dit rien. Qui dit république dit fédération ou, encore une fois, ne dit rien. Qui dit socialisme dit fédération ou encore ne dit rien ». (1959, p. 383)

En premier lieu, Proudhon montre comment la structure de l’État unitaire réduit en une formule juridique vide le principe de séparation des pouvoirs qui est la garantie du libre gouvernement. Il y a une contradiction insurmontable entre le principe de la séparation des pouvoirs et celui de la centralisation. Tandis que le premier est basé sur l’autonomie de certains centres de pouvoirs (le Parlement, les élus locaux, etc.) par rapport au gouvernement central, et donc sur la présence de contrepoids, d’oppositions, d’antagonismes entre les pouvoirs de l’État, le second ne tolère aucun centre d’initiative politique en dehors du gouvernement central.
« L’idée d’une limitation de l’État, là où règne le principe de centralisation des groupes, est donc une inconséquence, pour ne pas dire une absurdité. Il n’y a d’autres limites à l’État, que celles qu’il s’impose de lui-même en abandonnant à l’initiative municipale et individuelle certaines choses dont provisoirement il ne se soucie point. Mais, son action étant illimitée, il peut arriver qu’il veuille l’étendre sur les choses qu’il avait d’abord dédaignées ; et comme il est le plus fort, comme il ne parle et n’agit jamais au nom de l’intérêt public, non seulement il obtiendra ce qu’il demande ; devant l’opinion et les tribunaux, il aura encore raison ». (1952, p. 246)
Dans un État unitaire, la lutte politique se déroule dans un seul contexte institutionnel pour la conquête d’un seul pouvoir ; il n’est sujet à aucune limitation effective et il est l’arbitre de la Constitution elle-même.

Deuxièmement, Proudhon est critique de la démocratie jacobine qui a perfectionné la centralisation de l’État. « La démocratie a peu de considération à l’égard des libertés individuelles et pour le respect de la loi, car elle est incapable de gouverner dans des conditions différentes de celles de l’unité, ce qui n’est rien d’autre que du despotisme […] La démocratie est surtout centralisatrice et unitaire ; elle abhorre le fédéralisme ». (1959, p. 382)

Ce type de démocratie qui attribue la souveraineté au peuple, vu comme une entité fermée sur elle-même, uniforme, indivisible et qui condamne comme une attaque à la souveraineté populaire tout ce qui peut diviser, différencier, opposer des volontés qui concourent à former la volonté de la nation, ne devrait pas à proprement parler s’appeler démocratie, parce que tous les groupes sociaux étant sujets à la même autorité et à la même administration perdent leur autonomie.
“ Dans le pacte social, convenu à la manière de Rousseau et des jacobins, le citoyen se démet de sa citoyenneté et la commune, et au dessus d’elle le département et la province, absorbés dans l’autorité centrale, ne sont plus que des succursales sous la direction immédiate du ministère. Les conséquences ne tardent pas à se faire sentir : le citoyen et la commune sont privés de toute dignité, le sans-gêne de l’État se multiplie et les charges du contribuable croissent en proportion. Ce n’est plus le gouvernement qui est fait par le peuple, c’est le peuple qui est fait par le gouvernement. Le pouvoir envahit tout, s’empare de tout, s’arroge tout, pour toujours” (1959, p. 345).

Une démocratie qui fonctionne seulement au niveau national, sans base de gouvernement local autonome n’est qu’une démocratie nominale, parce qu’elle contrôle d’en haut et étouffe les communautés, c’est à dire la vie concrète des gens. Le principe même de souveraineté populaire devient un mythe dont le but est de légitimer la subordination du peuple au pouvoir central.

En troisième lieu, Proudhon n’est pas seulement, comme les socialistes de son temps, un critique de l’exploitation capitaliste, mais aussi des aspects autoritaires et centralisateurs du socialisme. Il dénonce la mystification cachée derrière l’expression « propriété collective » et il entend démontrer que, même si la propriété est transférée des citoyens privés à la communauté représentée par l’État, l’erreur fondamentale qui consiste à attribuer la propriété à certains individus, qui s’approprient le fruit du travail des autres, n’est pas éliminée. Changer le détenteur de la propriété ne changerait pas substantiellement la nature de cette institution, de fait, cela aboutirait simplement à « reproduire sur un plan inversé toutes ses contradictions ». C’est à dire qu’il y aurait une transformation des relations de production, mais le contrôle et la gestion des moyens de production seraient donnés à un groupe social particulier et, par conséquent, l’exploitation ne serait pas éliminée. Dans sa polémique contre le socialisme utopique « le communisme rudimentaire » suivant l’expression de Marx, Proudhon observe : « Chose singulière ! La communauté systématique, négation réfléchie de la propriété, est conçue sous l’influence directe du préjugé de priorité ; et c’est la propriété qui se retrouve au fond de toutes les théories des communistes. Les membres d’une communauté, il est vrai, n’ont rien en propre ; mais la communauté est propriétaire, et propriétaire non seulement des biens, mais des personnes et des volontés ». (1926, p. 326)

D’autre part, la fusion du pouvoir économique et du pouvoir politique constitue la prémisse d’une forme nouvelle et plus oppressive de dictature : « De tous leurs préjugés inintelligents et rétrogrades celui que les communistes caressent le plus est la dictature. Dictature de l’industrie, dictature du commerce, dictature de la pensée, dictature dans la vie sociale et la vie privée, dictature partout : tel est le dogme… Après avoir supprimé toutes les volontés individuelles, ils les concentrent dans une individualité suprême, qui exprime la pensée collective, et, comme le moteur immobile d’Aristote, donne l’essor à toutes les activités subalternes ». (1923, vol. II, p. 301)

Proudhon et le fédéralisme intégral

La partie négative de la pensée de Proudhon est donc constituée par une double négation : négation du centralisme et de l’autoritarisme de l’État et de l’exploitation de l’homme par l’homme. L’un des aspects les plus intéressants de cette pensée est représenté par sa conception « intégrale » du fédéralisme. En fait, à côté de son fédéralisme politique, il a formulé l’idée d’un fédéralisme économique et social, nécessaire pour limiter les pouvoirs de l’État et des groupes privilégiés qui soutiennent son pouvoir. « Toutes mes idées économiques… peuvent se résumer en ces trois mots : Fédération agricole-industrielle ; toutes mes vues politiques se réduisent à une formule semblable : Fédération politique ou Décentralisation… Toutes mes espérances actuelles et futures sont exprimées par ce troisième terme, corollaire des deux autres : Fédération progressive ». (1959, pp. 361-62)
Pour Proudhon, le fédéralisme économique ne coïncide pas avec l’abolition de la propriété. Son idée de la propriété considérée à la fois comme « vol » et comme une condition de la « liberté » a pu paraître contradictoire à certains. Pour la présenter, je suivrai l’analyse de Mario Albertini (1974). Nous avons vu que Proudhon, dans sa critique du centralisme collectiviste et de la propriété d’État des moyens de production a mis en lumière l’impossibilité d’éliminer l’aspect individualiste de la propriété qui consiste à attribuer à certains les moyens de production. De ce point de vue, nous pouvons saisir pourquoi Proudhon assigne à la propriété la tâche de « servir de contrepoids à la puissance publique, contrebalancer l’Etat, par ce moyen assurer la liberté individuelle : tel sera donc, dans le système politique, la fonction, principale, de la propriété… Pour que le citoyen soit quelque chose dans l’Etat, il ne suffit donc pas qu’il soit libre de sa personne ; il faut que sa personnalité s’appuie, comme celle de l’Etat, sur une portion de matière qu’il possède en toute souveraineté, comme l’État a la souveraineté du domaine public. Cette condition est remplie par la propriété ». (1866, p. 138)

Le droit à la propriété apparaît, par conséquent, comme la condition de l’autonomie individuelle et de l’attribution à chacun des fruits de son travail. La propriété doit être étudiée dans le cadre dialectique des relations entre l’État et la société. Son rôle est d’assurer l’autonomie de la vie économique et sociale face à l’État. « La puissance de l’État est une puissance de concentration ; donnez-lui l’essor, et toute individualité disparaîtra bientôt, absorbée dans la collectivité ; la société tombe dans le communisme ; la propriété, au rebours, est une puissance de décentralisation ; parce qu’elle-même est absolue, elle est anti-despotique, anti-unitaire ; c’est en elle qu’est le principe de toute fédération : et c’est pour cela que la propriété, transportée dans une société politique, devient aussitôt républicaine ». (1866, p. 144)
Proudhon reconnaît l’existence de l’égoïsme individuel dans lequel il trouve également un aspect positif et, quoiqu’il en soit, il n’a pas l’illusion qu’il puisse être éliminé. Il reste néanmoins le fait que, la chose importante qui ne peut pas être éliminée, c’est l’attribution à quelqu’un des moyens de production. Mais, en même temps, il affronte le problème de l’élimination des privilèges ou, en particulier, les aspects négatifs des relations sociales basées sur la propriété. La propriété des moyens de production peut se trouver entre les mains de ceux qui les emploient et cela n’implique pas de forme d’injustice ou d’exploitation. Mais la propriété peut être séparée du travail, ce qui donne lieu au droit d’aubaine, c’est à dire à cette distorsion de la propriété qui consiste à s’approprier le fruit du travail des autres. Ceci, c’est l’aspect de la propriété qui doit être aboli pour éliminer les relations de force de la société. L’abolition du droit d’aubaine, ou pour utiliser une expression plus ordinaire, de la plus-value, consisterait à accorder la possession des moyens de production à des individus ou groupes qui les emploient. Une fois que la plus-value est éliminée et que la propriété est sous contrôle social, chaque forme d’autoritarisme est destinée à disparaître et le pouvoir de l’État se trouve contraint dans des limites efficaces.
Conformément à cette idée décentralisée et anti-autoritaire de la gestion de l’économie, Proudhon élabore un modèle d’organisation des usines et des entreprises qu’on peut définir comme autogestion ouvrière. Les principes les plus importants sur lesquels cette autogestion est basée sont les suivants : tous les travailleurs sont co-propriétaires ; toutes les positions sont électives et les règlementations sont sujettes à l’approbation des membres ; chacun a le droit de remplir n’importe quelle position, les salaires sont fonction de la nature du poste occupé.

En ce qui concerne l’agriculture, Proudhon est pour la propriété individuelle et l’établissement de communes rurales ayant pour tâche de distribuer la terre à ceux qui la cultivent et de la réorganiser suivant les buts de coopération et d’utilité sociale. Les travailleurs associés en unité de production de base (entreprises autogérées et communes rurales) constituent les cellules de base de cette fédération agricole et industrielle dans laquelle la propriété des moyens de production est attribuée en même temps à l’organisation de la société économique dans son ensemble, à chaque région, à chaque association de travailleurs et à chaque travailleur. La fédération agricole et industrielle permet de cette façon de réorganiser les structures productives sous le contrôle des travailleurs associés en de nombreux groupes autonomes, tandis que la solidarité entre eux est assurée par le lien fédéral. Ce type d’organisation de la société et de l’économie rend possible de réaliser ce qu’on pourrait appeler aujourd’hui un plan décentralisé démocratique, fondé sur les besoins des communautés fonctionnelles et territoriales. En fait, quand un plan est décidé au centre, sans relation réelle avec les demandes et les besoins des communautés locales, il n’est pas seulement autoritaire mais également inefficace, parce qu’il n’est pas fondé sur les besoins réels des hommes. Donc, l’organisation économique et sociale fédéraliste présente une formule qui permet d’éviter le double danger représenté par la domination arbitraire des groupes capitalistes et par celle, tout aussi arbitraire, de groupes dominants qui justifient leurs pouvoirs au nom du communisme. Ce type de plan et l’autogestion semblent donner à la classe ouvrière une forme d’association capable d’enlever aux groupes dominants les leviers de la direction idéologique, économique et politique et de libérer les énergies nécessaires pour subordonner le capital au travail. Ici, nous pouvons noter que Proudhon, en essayant de s’imaginer ou de dessiner une société future libérée de la domination et de l’exploitation, la présente, suivant la situation de son temps, comme une société d’ouvriers et de paysans qui auraient soumis à leur contrôle les moyens de production et auraient éliminé les classes dominantes qui avaient leurs privilèges fondés sur le capital et la rente. La limite de ce point de vue se trouve dans le fait, déjà perçu par Marx (1970, vol. II, pp. 400-411), que le processus de libération de l’homme et la création de rapports sociaux communautaires ne peut pas avoir lieu sans transformation en profondeur de la structure de la société qui éliminerait les rôles mêmes des ouvriers et des paysans, comme cela sera rendu possible aujourd’hui par la « révolution scientifique et technologique » (Richta R., 1969). Cela permet d’éliminer le travail manuel et la rareté des biens matériels et, en même temps, la compétition pour le nécessaire ; donc, cela nous laisse espérer l’élimination progressive du travail aliénant comme une possibilité concrète.

Sources

  • Théorie de l’impôt, Paris, éd. Dentu, 1861
  • Théorie de la propriété, Paris, éd. Librairie internationale, 1866
  • Correspondance, Paris, éd. Lacroix, 14 volumes, 1874-1875
  • Système des contradictions économiques ou philosophie de la misère, dans Oeuvres complètes, Paris, éd. Rivière, 1923
  • Qu’est-ce-que la propriété ? Recherches sur le principe du droit et du gouvernement. Premier Mémoire, dans, Œuvres complètes, Paris, éd. Rivière, 1926
  • Contradictions politiques, dans, Oeuvres complètes, Paris, éd. Rivière, 1952
  • Du principe fédératif et oeuvres diverses sur les problèmes politiques européens, dans, Œuvre complètes, Paris, éd. Rivière, 1959
  • De la justice dans la révolution et dans l’église, dans Oeuvres complètes, Genève-Paris, éd. Slatkine, 1982