Réflexions sur la « Communauté d’agglomération Pays Basque » : un modèle d’autonomie locale « à la française » ?

, par Panos Lipsos

Les particularismes locaux sont un sujet sensible à manier avec respect et délicatesse. Surtout quand on écrit depuis le département des Pyrénées-Atlantiques. Cet écrin magnifique abrite à la fois la culture basque, laquelle revendique fièrement son antériorité par rapport à la culture française, voire son autochtonie, et la culture béarnaise. Qu’en est-il de la question de la langue, et de l’organisation administrative ? Là comme ailleurs, dans le débat public, l’unanimité n’est pas de mise : partisans de l’État français unitaire, plus ou moins décentralisé, apôtres du département unique, défenseurs de la création d’un département « Pays basque », autonomistes, militants bascophones, militants de la cause occitane, défenseurs du béarnais (pas toujours d’accord pour être assimilés aux occitanistes). Les options et les sujets de discussion ne manquent pas, sans compter les nuances, culturelles et politiques, les Basco-béarnais, les Charnègues (habitant.es des parties des provinces basques où est parlé le gascon), et la cohorte des indifférents...

Malgré ses spécificités, le débat local rejoint le débat européen. Une des questions qui se pose est de savoir s’il faut imposer un modèle unique partout en Europe : sur le plan linguistique, certains défenseurs des langues régionales font grief à la France de ne pas avoir ratifié la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires, signée en 1999 ; sur le plan administratif, d’aucuns rêvent d’une « Europe fédérale des régions », qui passerait par la dislocation des États et des nations. Contrairement à une idée reçue, ce courant dépasse largement le clivage droite-gauche, et même l’opposition entre extrême droite et extrême gauche (cf. Seiler, Daniel-Louis. « Les partis régionalistes », La pensée de midi, vol. 21, no. 2, 2007, pp. 49-56). Les adversaires de l’Union européenne (UE) se servent volontiers de la peur qu’il suscite. Pourtant, les fédéralistes européens « historiques » n’ont pas toujours rejeté en bloc l’idée de nation en tant que telle, même s’ils en ont souligné les limites. En 1957, dans son projet de Manifeste des Fédéralistes européens, Altiero Spinelli pose les principes d’une constitution des « États-Unis d’Europe ». Il fustige « l’impuissance nationale » et la « souveraineté factice », persuadé que les Européens sont « animés de l’ambition de donner un avenir à leur civilisation commune », et qu’ils sont arrivés « à un point de leur histoire où ils doivent devenir un peuple : le peuple européen. » Dans le même temps, pour lui « fédérer l’Europe signifie unir les peuple libres d’Europe par un pacte irrévocable, sur la base duquel les affaires publiques propres aux nations particulières seront gérées par les États nationaux, selon le génie particulier de chaque nation, tandis que les affaires publiques d’intérêt commun seront gérées par un gouvernement commun » ; la constitution dont il rêve laisserait « les États nationaux libres de conserver et de modifier leurs propres institutions », tout en prévoyant des « garanties juridiques contre le danger d’usurpation de pouvoir » des autorités européennes et des autorités nationales.

L’UE d’aujourd’hui n’est pas l’Europe fédérale de Spinelli, ni celle des régions. Mais en son sein, dans les Pyrénées-Atlantiques, la France est peut-être en train de proposer, sans remettre en cause la nation française, son propre modèle d’autonomie locale, qui ne serait ni tout à fait celui de l’État jacobin traditionnel, ni celui de « l’Europe fédérale des régions ». Un modèle souple à l’avenir encore incertain, qui pourrait coexister avec d’autres modes d’organisation. Une invitation faite à chaque État européen de penser par lui-même son organisation régionale, en fonction de sa propre histoire, de sa propre sensibilité. C’est en tout cas ce que pourrait laisser penser la création de la « Communauté d’agglomération Pays Basque », dite également « Communauté Pays Basque ». Voici quelques réflexions, non-exhaustives, à ce propos...

L’apparition de la « Communauté Pays Basque »

Le processus de création de la Communauté d’agglomération Pays Basque peut paraître technique et rébarbatif.
Il s’est greffé, d’une façon assez surprenante, sur un article de loi qui ne concernait pas directement les identités régionales, mais la coopération intercommunale.
Le 7 août 2015 marque la promulgation de la « Loi portant nouvelle organisation territoriale de la République » ; dite « Loi NOTRe ». Celle-ci modifiait partiellement l’article L 5210-1-1 du Code général des collectivités territoriales selon lequel « Dans chaque département, il est établi, au vu d’une évaluation de la cohérence des périmètres et d’un état des lieux de la répartition des compétences des groupements existants et de leur exercice, un schéma départemental de coopération intercommunale prévoyant une couverture intégrale du territoire par des établissements publics de coopération intercommunale à fiscalité propre et la suppression des enclaves et discontinuités territoriales. » La nouvelle législation redéfinissait, entre autres, les critères à prendre en compte dans la mise en place du « schéma de cohérence territoriale » et des établissements publics de coopération intercommunale à fiscalité propre, qui doivent désormais regrouper au moins 15 000 habitants.

Le processus de décision est intéressant. Sur cet aspect, la loi NOTRe n’a qu’assez peu modifié l’article L 5210-1-1 du Code général des collectivités territoriales. Il révèle un système mixte. Le Préfet, représentant de l’État, y joue un rôle moteur, mais demeure contraint de consulter, entre autres, ce pilier de la démocratie locale, très proche des citoyens, que sont les conseils municipaux des communes (outre les organes délibérants des établissements publics de coopération intercommunale et des syndicats mixtes concernés). Selon le texte, le schéma ainsi élaboré est révisé selon la même procédure tous les six ans.

Le 11 mars 2016, le Préfet des Pyrénées-Atlantiques arrêtait le schéma départemental de coopération intercommunale des Pyrénées-Atlantiques, après une consultation qui donnait lieu à divers amendements. Par décision du 14 mars 2016, le Préfet arrêtait le projet de périmètre de la Communauté d’agglomération Pays Basque issue de la « fusion au 1er janvier 2017 des communautés d’agglomération Côte Basque Adour et Sud Pays Basque avec les communautés de communes du Pays de Bidache, du Pays d’Hasparren, d’Amikuze, de Soule-Xiberoa, de Garazi-Baigorri, d’Iholdi-Ostibarre, de Nive-Adour, d’Errobi ». Soit 158 communes et environ 300 000 habitants. Aux termes de la loi, le projet devait être approuvé par la moitié au moins des conseils municipaux des communes intéressées, représentant la moitié au moins de la population totale de celles-ci. Après un débat local très investi par la société civile, un total de 111 conseils municipaux approuvaient le projet dans les délais légaux. Par arrêté du 13 juillet 2016, la Communauté d’agglomération était créée.

Ainsi naissait l’Établissement public de coopération intercommunale (EPCI) baptisé « Communauté d’agglomération Pays Basque », aux termes de cet arrêté. Des opposants au projet déposaient des recours devant la justice administrative. Le 23 janvier 2017, la Communauté élisait son premier président, le Maire de Bayonne, Jean-René Etchegaray.

L’originalité de cette « autonomie » fondée sur les communes

Une première approche est bien sûr d’analyser la Communauté d’agglomération Pays Basque comme une forme « d’autonomie basque » au sein de l’État français.
D’ailleurs, l’arrêté du Préfet des Pyrénées-Atlantiques du 14 mars 2016 mentionne bien, dans l’un de ses considérants, le « Pays basque » en tant que tel : « Considérant que ce projet de fusion permet de faire évoluer le Pays basque vers un EPCI à fiscalité propre » ; ou encore « Considérant que ce projet de fusion renforce la solidarité financière et territoriale entre le Pays basque littoral, où se concentre le développement économique et urbain, et le Pays basque intérieur moins dense et plus rural ».

L’abréviation « Communauté Pays Basque » est couramment utilisée, notamment sur les moyens de communication de l’EPCI (logos, internet – communaute-paysbasque.fr – etc.). Elle n’est sans doute pas anodine et inscrit dans les usages l’idée d’une forme « d’autonomie basque » à la française faisant écho, du moins dans le vocabulaire, à la « Comunidad autónoma » espagnole.
Cependant, la « Communauté d’agglomération Pays Basque » ne remet pas en cause les principes sur lesquels reposent la citoyenneté française et l’appartenance nationale. Elle ne transforme pas les citoyens français de culture basque en communauté distincte au sein de la Communauté nationale. Elle ne définit pas une identité basque particulière.

Du reste, la « Communauté d’agglomération Pays Basque » demeure ouverte sur le plan culturel : bien que dominée, en nombre, par les villes et villages de tradition culturelle basque, elle intègre des communes où celle-ci côtoie historiquement l’identité linguistique gasconne. Une particularité que n’avait pas manqué de signaler Louis-Lucien Bonaparte en 1863 dans sa « Carte des sept provinces basques montrant la délimitation actuelle de l’euscara en dialectes, sous-dialectes et variétés » pour Biarritz, Anglet, Bayonne et le Boucau . Il faut également compter avec un certain nombre de petites communes, situées en zone « charnègue » (de langue gasconne-occitane, NdR), à la croisée des cultures locales et dont l’identité ne coïncide pas avec les limites géographiques traditionnellement attribuées au Pays basque.

Inversement l’article L 5210-1-1 du Code des collectivités territoriales vise la continuité territoriale des EPCI, ce qui rend possible que des communes qui, aux yeux des bascophones, sont basques, ne puissent pas appartenir à la Communauté d’agglomération Pays Basque, si elles n’offrent pas de continuité territoriale avec celle-ci : c’est le cas de la commune d’Esquiule, dont les panneaux de signalisation sont en français et en basque, mais qui constitue une « enclave basque » entourée de communes de tradition béarnaise, non membres de l’EPCI Pays Basque.

Attributions et ambitions de la « Communauté Pays Basque »

La question linguistique interroge la nature de la Communauté d’agglomération Pays Basque. Le 4 février 2017, elle délibérait en faveur de la prise d’une compétence « politique linguistique en faveur de la langue basque » en visant l’article L 5211-17 du Code des collectivités territoriales selon lequel « Les communes membres d’un établissement public de coopération intercommunale peuvent à tout moment transférer, en tout ou partie, à ce dernier, certaines de leurs compétences dont le transfert n’est pas prévu par la loi ou par la décision institutive ainsi que les biens, équipements ou services publics nécessaires à leur exercice. » Il s’agissait de prendre le relais du Syndicat intercommunal à vocation unique pour le Soutien à la Culture Basque (SISCB), créé en 1990, dont la dissolution était prévue dans la partie « rationalisation du réseau des syndicats » du Schéma Départemental de Coopération Intercommunale. Le 23 juin 2018, par une délibération du conseil communautaire de l’EPCI statuant sur un point de l’ordre du jour intitulé « Politique linguistique et services à la population – reconnaissance de la langue basque et du gascon occitan », la Communauté d’Agglomération Pays Basque reconnaissait « officiellement le basque et le gascon occitan comme langues de son territoire, aux côtés de la langue française » et s’engageait à « mettre en œuvre des politiques linguistiques ambitieuses en faveur du basque et du gascon occitan » en s’attachant en particulier à « organiser une offre plurilingue dans les services à la population qui relèvent de sa compétence », « mettre en œuvre le plurilinguisme dans sa communication et dans les éléments constitutifs de son image », « rendre possible dans les instances communautaires l’usage du basque et du gascon occitan pour les élus qui le souhaitent : par la mise à disposition d’un dispositif de traduction simultanée ou, à défaut, par l’expression en basque ou en gascon occitan dans les mêmes termes que l’énoncé en français », « encourager, lors des prises de parole publiques de ses représentants, l’utilisation de la langue basque et du gascon occitan dans les mêmes termes que l’énoncé en français. ». Par ce texte, la Communauté d’Agglomération Pays Basque s’engageait à « assumer un rôle moteur dans la politique linguistique partagée, définie et mise en œuvre au sein de l’Office Public de la Langue Basque. » et à « être un interlocuteur privilégié de l’Office Public de la Langue Occitane » (délibération disponible sur le site internet de la Communauté d’agglomération Pays basque).

Dans son exposé des motifs, le Président de la Communauté d’agglomération citait l’article 75-1 de la Constitution (créé en 2008) selon lequel « les langues régionales appartiennent au patrimoine de la France », l’article 2 de la Constitution, qui prévoit que « la langue de la République est le français », et l’article L 1111-4 du Code général des collectivités territoriales, ainsi libellé : « Les compétences en matière de promotion de l’égalité entre les femmes et les hommes, de culture, de sport, de tourisme, de promotion des langues régionales et d’éducation populaire sont partagées entre les communes, les départements, les régions et les collectivités à statut particulier. » Il précisait que cette reconnaissance n’entendait pas « s’opposer ni même atténuer les prescriptions juridiques s’appliquant à la langue française ».
On note donc une volonté de s’inscrire dans la législation existante, même si le Président de la Communauté d’agglomération présentait également comme un objectif, dans ce même exposé, la modification du cadre juridique et la ratification de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires – démontrant qu’il ne s’agissait à ses yeux que d’un premier pas.

Le conseil communautaire, dans sa décision du 16 mars 2019, reconnaissait également, au titre des compétences facultatives de la Communauté d’Agglomération Pays Basque, la compétence « Politique linguistique et culturelle occitane gasconne ».
Dans le contexte basque, cette « prise de compétence » résonne comme un acte plus fort, sur le plan symbolique, que les compétences expressément attribuées par les textes aux communautés d’agglomération, énumérées à l’article L 5216-5 par le Code des collectivités territoriales en matière de : développement économique, aménagement de l’espace communautaire, équilibre social de l’habitat, politique de la ville, gestion des milieux aquatiques et prévention des inondations, accueil des gens du voyage, collecte et traitement des déchets des ménages et déchets assimilés, droit de préemption urbain, et autres. Des attributions qui étaient directement transmises par les anciennes intercommunalités, à la Communauté d’agglomération Pays Basque, outre diverses compétences optionnelles.
La taille de cette communauté d’agglomération, la diversité de ses territoires et des problématiques qu’elle rencontre, sont autant de défis dans l’exercice de ses compétences. Ces dernières constituent les « limites » de cette autonomie, très ancrée dans les réalités quotidiennes. Il sera également intéressant d’observer son influence sur les orientations du groupement européen de coopération territoriale de l’Eurorégion Nouvelle-Aquitaine-Euskadi-Navarre qui rassemble la région française de Nouvelle-Aquitaine, et deux communautés autonomes d’Espagne (l’Euskadi et la Communauté forale de Navarre).

En conclusion : un avenir en point d’interrogation

On le voit, la Communauté d’agglomération Pays Basque est l’enfant inattendu de la Préfecture, représentant l’État français, réputé jacobin, et des communes, représentantes par excellence de la démocratie locale. Elle est née d’une forme de recherche du consensus entre l’État et les citoyens. Ses ambitions en matière de politique linguistique sont révélatrices du sens que lui donnent les citoyens les plus attachés à leurs racines. En ces temps changeants, on ne se risquera à prédire ni l’avenir de la « Communauté Pays Basque », ni celui de la « singularité du modèle français », notamment en matière linguistique (face au modèle porté par la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires). Il s’agit dans tous les cas, d’un précédent passionnant, qui mérite d’être mieux connu en Europe.