Ce numéro de Carnet d’europe — une revue, explique son directeur, Alain Réguillon, qui « n’a pas vocation à être politiquement correcte, mais à susciter l’interrogation et les réactions de celles et de ceux qui ont vraiment à coeur de faire progresser la construction de l’Union vers un Etat fédéral » — est, de bout en bout, une défense vibrante de la monnaie unique et une dénonciation véhémente des dirigeants politiques nationaux qui, pour préserver « leur pouvoir intra-muros », ont refusé de l’utiliser pour ce qu’elle était véritablement, à savoir un tremplin vers une Europe politique.
Dès l’introduction, les auteurs en tirent « la triste morale (…) qu’il ne faut jamais sous-estimer la résistance passive ou active de certains politiciens qui ne reculent devant rien pour satisfaire des ambitions purement nationales, sans se préoccuper des effets de leurs décisions, ni pour leurs partenaires, ni pour leurs peuples ».
Les dirigeants politiques français sont la cause principale de leur aigreur, mais sans doute convient-il d’élargir le champ des coupables, ainsi qu’y incitait déjà un certain… Machiavel voici cinq siècles : « Et il faut penser qu’il n’y a chose à traiter plus pénible, à réussir plus douteuse, ni à manier plus dangereuse que de s’aventurer à introduire de nouvelles institutions ; car celui qui les introduit a pour ennemis tous ceux qui profitent de l’ordre ancien, et n’a que des défenseurs bien tièdes en ceux qui profiteraient du nouveau.
Laquelle tiédeur vient en partie de la peur des adversaires qui ont les lois pour eux, en partie aussi de l’incrédulité des hommes qui ne croient pas véritablement aux choses nouvelles qu’ils n’en voient déjà réalisée une expérience sûre. D’où il naît que toutes et quantes fois ceux qui sont adversaires ont commodité d’assaillir, ils le font en ardents partisans et les autres se défendent tièdement ; en sorte que tout périclite avec eux ».
L’euro parviendra-t-il à échapper à ce funeste destin ? Selon les auteurs, toutes les conditions sont réunies pour qu’il en aille ainsi. Après avoir rappelé la longue prestation de la monnaie unique depuis la fin des années 60, ils s’emploient à mettre en lumière les apports trop souvent occultés de l’euro qui, entre autres, s’est imposé en treize ans à peine comme la deuxième monnaie internationale, là où le dollar américain avait « mis plus de cent ans (…) pour s’imposer partout dans le monde ».
Preuves à l’appui, ils déconstruisent les faux procès intentés à la monnaie unique, qu’il s’agisse des lamentations relatives à un euro « trop fort » -alors qu’il n’interdit en aucun cas à l’Allemagne de s’imposer comme la champione des exportations, le problème de la France n’étant, dès lors, que la compétitivité de son offre exportatrice- ou, plus encore, les récriminations relatives à l’inflation qu’aurait suscitée la monnaie unique.
A ce propos, Alain Malégarie
— Directeur général de l’Institut de
l’euro et, à ce titre, membre du
Comité national de l’euro mis en
place en France entre 1996 et 2002
pour préparer l’arrivée de l’euro- et
son complice relativisent fortement,
mais admettent que certains « europrofiteurs
» ont eu « vraiment l’arrondi
un peu lourd », notamment dans la
grande distribution. Et d’accuser les
politiques de n’avoir pas
suffisamment veillé à ce que l’euro
soit bien accueilli dans l’opinion
publique : « A circonstances
exceptionnelles, il fallait une mesure
exceptionnelle : rétablir le contrôle
des prix, avec les autres membres de
la zone euro », jugent-ils en pointant
un doigt accusateur vers les
« industriels de l’agro-alimentaire et
de la grande distribution », coupables
de s’être sucrés par le biais des
« marges arrières », à savoir des
ententes délictueuses.
Mais l’objet principal de leur ressentiment, ce sont les dirigeants politiques qui « n’ont pas su ou voulu accompagner cette monnaie unique, rassurer les personnes agées ou fragiles, dont beaucoup passaient parfois de l’ancien franc… à l’euro ». En l’occurrence, cette défaillance n’a pas été que française, raison pour laquelle l’euro « s’est trouvé orphelin » et est devenu un « malaimé » dont certains établissent l’acte de décès à tout bout de champ.
Aux politiques, sondeurs et journalistes concernés, les auteurs rétorquent qu’il n’y a aucunement crise de la monnaie, seulement « crise de la compétitivité, de la croissance et surtout de la gouvernance politique de l’Europe ».
Par la suite, Malégarie et Réguillon montrent de quelle manière la crise a fait « quand même avancer l’Europe » : après avoir récusé de « fausses bonnes solutions » (double monnaie, sortie de l’euro, voire sa fin, protectionnisme…), ils analysent de manière les divers « outils de solidarité financière » mis en place, portant surtout leurs critiques sur les limites imposées par l’intergouvernementalisme triomphant. Ils avancent ensuite leurs « solutions fédérales » : politique industrielle commune, budget fédéral conséquent (« cinq pour cent du PIB européen pour commencer », puis atteindre progressivement « quinze pour cent, au fur et à mesure de la mutualisation des politiques nationales »)…
Le tout est ponctué par leurs idées en vue de parvenir à « une fédération décidée par les peuples ». A n’en pas douter, elles seront accueillies avec un haussement d’épaules par beaucoup de ceux qui nous gouvernent, en France notamment. Sont-elles toutefois vraiment moins sages que celles qui nous ont conduits où nous en sommes ?