Commencée en 2007 et actuellement dans son deuxième round, la crise est différente de toutes celles qui l’ont précédée, à l’exception de celle de 1929, parce qu’elle met en évidence la faillite du capitalisme quel que soit le point de vue considéré. Comme l’ont documenté Rheinart et Rogoff (2009), il ne s’agit pas seulement d’une récession économique mais également d’une diminution de rentrées de fonds, générée par la création d’une immense bulle de crédits qui a d’abord alimenté les profits privés, et ensuite gonflé les dettes publiques. Ces réductions ont toujours été suivies par six ou sept années de stagnation.
Avancée par des économistes américains démocrates comme Bergsten et Eichengreen, la première solution prévoit un système monétaire international avec plus de monnaies de réserve (dollar, euro, renmimbi et autres). Elle est compatible avec des visions de l’économie internationale comme celle de Rodrik, qui suggère de renforcer les pouvoirs de contrôle des Etats nationaux pour qu’ils puissent défendre les modèles sociaux intérieurs, démocratiquement choisis. (Dans le cas européen, il admet que c’est l’Union qui contrôle et non pas chaque Etat).
La deuxième solution est celle initialement proposée par les fédéralistes (texte d’Alberto Iozzo et Antonio Mosconi), puis par la Chine (Zhou-Xiao Chuang) mais pas encore par l’Union européenne (UE) : elle prévoit le remplacement progressif du dollar et d’autres monnaies nationales de réserve par une monnaie mondiale, en réformant au départ les « droits de tirages » jouant le rôle de l’ECU. Il s’agit d’une proposition dans la continuité de la pensée du dernier Keynes et de ses successeurs les plus éminents dans le domaine de la politique monétaire, Tommaso Padoa-Schioppa et Robert Triffin, et elle est compatible avec la vision de l’économie mondiale d’autres économistes comme Stiglitz, convaincus que les règles sont nécessaires pour la survie du marché globalisé comme elles l’ont été pour le développement des marchés nationaux. Cette proposition est portée par le Movimento Federalista Europeo en collaboration avec la Fondation Triffin (dont Iozzo est le vice-président).
Suivant notre proposition, les Etats nationaux devraient s’engager à assainir leurs finances publiques. Les fédérations régionales, et plus particulièrement l’UE, devraient guider et financer (par des impôts propres et des émissions obligataires) le plan de reconversion et de développement fondé sur les investissements, matériels et immatériels, nécessaires pour sortir de l’ère de l’énergie fossile (Alfonso Iozzo, Alberto Maiocchi, Guido Montani). Je pense que les politiques anticycliques et les sauvetages (ou les faillites pilotées) des organismes bancaires et financiers à risque systémique, devraient faire l’objet d’une coopération renforcée entre les membres de la zone euro. Ceci permettrait d’éviter la transformation générale des dettes publiques nationales en dettes européennes, mal vues par les Allemands, de façon plus précise et convaincante que ce qui a été proposé par Prodi et Quadrio-Curzo (leur initiative a cependant le mérite d’offrir l’or de la nation en garantie, en évitant ainsi aux Allemands l’embarras d’avoir à nous le demander). Informer les citoyens européens, comme l’ont fait Merkel et Sarkozy, que 3.000 milliards d’euros doivent être investis (ceci à simple titre d’exemple) pour stabiliser la dette des Etats de l’Europe du Sud, provoque des perceptions très différentes par rapport à une communication qui, par contre, expliquerait que : a) on constitue un Fonds de 1.000 milliards pour défendre contre des attaques spéculatives la dette d’avant la crise (31/12/2007), ce que l’on appelle actuellement le (Fonds européen de stabilité financière (FESF) ; b) on constitue un deuxième Fonds de 500 milliards (à réalimenter pendant les périodes positives) pour, pendant la crise, accompagner la demande par des investissements dont bénéficie toute l’industrie européenne (et l’industrie allemande plus que les autres) ; c) on crée un Institut européen pour promouvoir et garantir des augmentations de capital nécessaires pour réajuster les ratios des banques à risque systémique (surtout les banques françaises et allemandes). On éviterait ainsi un deleveraging excessif. Les actions achetées par le Fonds devraient être remises sur le marché une fois la confiance rétablie, la plus-value revenant au Fonds. Pour arrêter la guerre financière, amorcée par la crise américaine et sans cesse alimentée par la gestion américaine de la crise (les fléchissements de l’Administration Obama face à la pression des banques pour ralentir l’entrée en vigueur de la nouvelle réglementation financière et en diminuer la portée, sont des indicateurs de cette tension), les luttes pour la réforme démocratique des institutions internationales ont pris un rôle stratégique important, en commençant par le Fonds monétaire et l’Organisation mondiale du commerce, ainsi que pour la représentation unitaire de la zone euro dans ce même Fonds.
Dans ce contexte, il faut pleinement soutenir les efforts méritoires des fédéralistes italiens pour réanimer l’UEF, pour initier le Mouvement des mouvements et proposer au World Federalist Movement des domaines d’activités tels que la réforme du système monétaire international, non suivis pour le moment.
General intellect et crise de la modernité
La faillite financière américaine s’est propagée dans le monde entier. Ce résultat n’était pas prévu : on le doit, en partie, à la courroie de transmission utilisée par des classes entières de dirigeants financiers nationaux, dressées chez Goldman Sachs ou au Fonds monétaire. Le « parti américain » est encore fort. Du système bancaire, officiel et occulte, la crise s’est transférée à l’économie réelle, au travers de l’effet richesse et du credit crunch, armes d’une absolue efficacité avec lesquelles les banquiers, en créant du chômage, aident au sauvetage des gouvernements, qui peuvent ainsi reprendre le cours des choses comme par le passé. Les Etats leur ayant fourni des liquidités importantes, puisqu’ils se sont endettés dans ce but, les banquiers attaquent la dette de ces mêmes Etats, en les obligeant ainsi à se rattraper sur les cibles habituelles : salariés, retraités et épargnants. Le gagnant, avec l’as dans sa manche (la Banque) sort du saloon par une porte dérobée en regardant derrière lui. Le perdant (l’Etat) sort par la porte principale et dévalise les passants pour se refaire. Slavoj Zizek, le philosophe de Ljubljana qui n’hésite pas à redéfinir comme communiste une nouvelle hypothèse d’émancipation de l’humanité, dénonce la faillite morale du modernisme. Comment estce possible, se demande-t-il, que des gouvernements aient fait cadeau de trillions de dollars aux établissements bancaires du monde entier alors qu’il n’a jamais été possible de mobiliser des fonds, même comparativement très éloignés, pour affronter la plaie dramatique de la pauvreté et la ruineuse crise écologique ? Je n’approfondis pas ses propositions car je suis convaincu que, en l’état actuel de son développement, l’humanité n’est pas prête à remplacer le capitalisme et que l’issue heureuse pour des nations qui sortiraient du capitalisme est impossible. Par contre, on peut introduire des réformes profondes, capables également de créer des conditions propédeutiques pour surmonter le capitalisme, à une échelle continentale et mondiale.
Une autre source d’analyses sur les transformations du capitalisme est ce qu’on appelle l’économie cognitive. Le mode de production généré par la révolution scientifique et la mondialisation comporte le remplacement progressif du capital hard, les « machines », par le capital soft, incorporé dans les êtres humains et dans leurs prothèses informatiques. Ceci devrait permettre, dans le futur, de surmonter le capitalisme parce qu’il n’est pas pensable que la totalité du patrimoine cognitif, créatif, émotif et relationnel de la société soit soumis au capital (Vercellone). La science, tout particulièrement, ne pourra pas être subordonnée pour toujours au pouvoir du capital (Severino). Cependant, le résultat peut être différent. Rullani soutient que le modernisme a utilisé à fond la puissance de deux dispositifs qui ont rendu le développement automatique et auto-propulsif, en le soustrayant ainsi au jugement et à la responsabilité des personnes : l’usage massif de connaissances reproductibles (une machine à reproduire indifférente à tout ce qui dépasse sa fonction) et la division des sphères d’action en sous-systèmes spécialisés (science, technique, économie, politique, droit, etc.), chacun desquels poursuit des prestations distinctes sans prendre en considération les effets produits sur les autres sous-systèmes. Pour sortir de la crise, « il faut soustraire aux nombreux automatismes mis en place par le modernisme, le contrôle exclusif de la multiplication cognitive ». A ce vaste programme, s’ajoutent des instructions pratiques pour les petites et moyennes entreprises : miser sur la production de sens, de symboles et de liens, qui ne polluent pas et permettent de rétablir le profit (d’accroître ultérieurement la différence entre les valeurs d’échange et les valeurs d’usage, dirait Marx). Ce n’est pas vraiment ce que Marx attendait du general intellect, prophétisé dans les Grundrisse : une connaissance diffuse, partie intégrante des êtres humains, et un enchevêtrement de relations intellectuelles, permettant de s’affranchir du capital.
Lors du passage de l’âge de la propriété à celui de l’accès, illustré par Rifkin, le contrôle des liens devient stratégique. Qui pourra fréquenter les meilleures universités ? Les étudiants les plus capables, grâce à des bourses d’études, voudrions-nous répondre, mais le redimensionnement de la dépense publique est soumis à la conservation d’une aristocratie héréditaire. Les accès à internet sont libres, et ils doivent le rester, mais l’offensive des Etats, en leur nom et pour le compte du capital, est déjà en route. Nous pouvons considérer les noeuds du filet comme des accès qu’il faut défendre contre tant de « Ghino di Tacco », impatients d’entrer. Les réformes ne se réalisent pas sans luttes et celles-ci demandent un « champ politique » (Bourdieu) de dimensions appropriées. Les luttes nationales ne pourraient être que répressives et régressives. Le champ politique indispensable est l’Europe, le monde si possible. Le « champ politique » est composé, en plus des hommes politiques, également de journalistes, de syndicalistes, de lobbyistes, etc. La progression de la crise a fait émerger le champ politique européen, qu’internet rend très visible. Tout ceci est très clair, même pour un mauvais maître comme Toni Negri (OUI !,) mais pas pour un ambitieux représentant du socialisme européen comme Fabius (NON !). Il n’y a qu’une politique de l’Union qui pourrait rétablir un contrepoids démocratique adapté au poids du capital en Europe et guider ainsi les forces réformatrices au niveau mondial, à partir de la participation de l’Union dans les institutions internationales. Le fédéralisme européen, en soi, ne promet pas que les institutions fédérales ne deviendront pas un outil du capital et des forces conservatrices. Il garantit seulement la dimension nécessaire pour le développement non anarchique des forces productives, qui seront, à leur tour, les acteurs des luttes, dont nous ne pouvons pas prévoir les formes aujourd’hui, pour surmonter l’exploitation capitaliste, et qui constitueront le résultat de ces luttes mêmes.
Le fédéralisme, prémisse et accomplissement de la réforme du capitalisme
L’UE, notre révolution pacifique, modifiera-t-elle la tendance actuelle, qui est d’être sous l’emprise des Etats- Unis ? Guidera-t-elle la création d’un contrepoids politique mondial à l’énorme pouvoir du capitalisme managérial ? Créera-t-elle des protections efficaces pour le travail et l’épargne contre ceux qui profitent des deux ? A mon avis, tout ceci résultera de luttes pour lesquelles nous préparons le terrain adapté et des projets spécifiques. Sans Europe, il n’y a aura pas de luttes progressistes mais des luttes nationales qui feront reculer d’environ 80 ans les aiguilles de l’histoire.
Le Traité de Lisbonne fait de l’Union une « économie sociale de marché » ; il fait donc un choix net de camp entre les deux formes de capitalisme décrites par Michel Albert, favorable au modèle rhénan et contre l’anglosaxon. Les luttes peuvent se baser sur ce nouvel acquis communautaire, tout d’abord pour le consolider et le défendre, dans sa mise en oeuvre pratique, de toute tentative de dévoiement, pour le traduire ensuite en directives et lois qui, pierre après pierre, fonderont le droit européen des travailleurs, comme cela est déjà le cas lors des jugements de la Cour européenne. Le droit du travail limite la liberté des patrons. Il faut récupérer trente années de retard et ensuite recommencer à progresser, en Europe et dans le monde, jusqu’à ce que les délibérations de l’Organisation internationale du travail soient plus coercitives que celles de l’Organisation mondiale du commerce (qui est déjà paralysée par le déficit démocratique).
Keynes était un libéral réformiste. Il partageait une grande partie des critiques sur le fonctionnement du capitalisme mais il pensait qu’aucun critique du système n’avait formulé une proposition convaincante pour son remplacement par un autre modèle économique et social. Le capitalisme peut être sauvé de ses propres animals spirits uniquement grâce à des politiques de réglementation financière et de régulation macroéconomique. Les fédéralistes anglais contemporains de Keynes, tel Lionel Robbins, nous ont appris que, pour sauver la liberté et le marché, il faut plus d’Etat, non pas national et impérial comme l’Etat britannico-keynésien, mais européen et mondial. Avec ce changement d’échelle, on peut aujourd’hui parler du retour de Keynes et de la défaite historique d’Hayek, l’économiste autrichien, père spirituel de Friedman et de l’Ecole de Chicago, du néo-libéralisme et de la shock economy. En vrai libéral, Hayek n’aurait pas partagé, du moins je l’espère, l’utilisation sans scrupules par les Américains des généraux grecs et sud-américains, toujours conseillés et assistés par une nuée de Chicago boys ; cependant, il considérait comme une présomption fatale non seulement la planification socialiste et l’intervention de l’Etat dans l’économie mais aussi la raison même de notre engagement politique, la confiance dans la capacité de l’homme à « introduire une étincelle de liberté dans l’Histoire », pour citer les mots de Francesco Rossolillo.
Environ quatre-vingt ans après, l’expérience du socialisme national soviétique étant consommée et les risques de la dérive unilatérale américaine devenus évidents, les analyses critiques du capitalisme se sont multipliées mais nous n’avons pas du tout avancé dans la construction d’un système radicalement alternatif. A tel point qu’un célèbre réformiste contemporain, Ruffolo, a pu ironiquement donner à son livre sur la crise actuelle le titre prophétique Les siècles comptés pour le capitalisme. Comme Ruffolo, je pense aussi qu’il n’y a pas de « sorties du capitalisme » au coin de la rue ; j’apprécie donc les efforts de tous ces « visionnaire réalistes » qui tentent de réduire les « effets collatéraux » du capitalisme sur l’être humain et sur l’environnement : ce sont eux, les vrais réformistes. Chaque réforme doit avoir pour but de se rapprocher de l’unité politique des êtres humains, jamais de s’en éloigner, car elle seule peut permettre d’atteindre les valeurs fondamentales que sont la paix, la justice sociale et la préservation de l’environnement. En appliquant ce critère, je considère comme des contreréformes celles des trois décennies néo-libérales, une réaction violente (shock economy, justement) du capitalisme par rapport au recul subi au cours des années soixante-dix, avec la chute des pourcentages de profit et la contestation radicale de son pouvoir sur les vies humaines, à l’intérieur et en dehors des usines. Après 1968, l’augmentation du pouvoir syndical dans la détermination du coût et de l’organisation du travail, l’augmentation du coût du pétrole et des matières premières et jusqu’à une tentative durable de révolte armée dans des pays comme l’Allemagne ou l’Italie, ont provoqué la fin de la phase d’or keynésienne, du système de Bretton Woods, du compromis social-démocrate et de la régulation fordiste. Les définitions de Mario Albertini de la révolution pacifique et du gradualisme constitutionnel concernent justement une situation dans laquelle les dépassements de la guerre et de la lutte des classes demeurent, bien-sûr, les conditions préliminaires pour la réalisation du fédéralisme (Kennth C. Wheare) mais elles sont déjà à portée de main grâce à l’action politique fédéraliste qui, en désamorçant la suprématie de la politique étrangère, fait tomber le masque de l’alliance entre l’Etat et les patrons qui incite aussi bien à la guerre qu’à la domination de classes. C’est la raison pour laquelle nous pouvons espérer que l’extension de la démocratie à tous les niveaux de décisions, donc l’affirmation du fédéralisme, crée de nouveau ces contrepoids au pouvoir capitaliste qui ont été détruits à la fin de la guerre froide. En effet, le fédéralisme constitue le stade le plus avancé de la démocratie, dans le sens d’une participation réelle qui crée donc les meilleures conditions pour l’élargissement de ces formes économiques qui, déjà aujourd’hui, se soustraient à la logique du capital, au lien entre la propriété des moyens de production et le pouvoir : les fondations (bancaires, plus particulièrement, garantissent aux banques des actionnaires avec le regard tourné vers le long terme et vers le territoire), le tiers secteur, l’économie coopérative, l’économie participative [1] (cf. Michael Albert, Etats- Unis). En perspective donc, une « réforme radicale » du capitalisme qui se réalisera au fur et à mesure qu’il se révélera remplaçable et que d’autres forces auront mûri la capacité et la volonté de le remplacer. Gramsci nous apprend que l’analyse de la possibilité de remplacement du capitalisme (des rapports de force) requiert le pessimisme de l’intelligence, la décision qui en découle requiert l’optimisme de la volonté et la capacité de réalisation dépend de l’hégémonie culturelle qui doit se mettre en place avant le changement de régime (étudier, étudier, étudier !).