A propos du 26° Congrès du Mouvement fédéraliste mondial

L’organisation fédéraliste et le problème de l’action supranationale

, par Lucio Levi

Maurice Duverger, dans le traité sur Les partis politiques
de 1958, distingue quatre formes d’organisation des
partis : le comité, la section, la cellule et la milice. Il
étudie les groupes politiques sur le plan local pour
conclure que le parti est la structure qui unifie les groupes
locaux sur le plan national.

Le comité est une forme archaïque d’organisation qui
regroupe un petit nombre de notables, de personnes
influentes, choisies pour leur prestige personnel. C’est un
mode d’organisation propre à une époque où le suffrage
était limité aux possédants.

La section est la forme d’organisation propre à une
époque où les masses devenaient actives à la suite du
suffrage universel. Sa fonction, c’est l’organisation de
grands nombres. A la différence du comité qui devient
actif durant les campagnes électorales et dans lequel on
entre par cooptation, la section est ouverte à la société,
elle a une structure permanente et ses dirigeants sont élus.
Alors que le comité est une structure typique des partis
libéraux qui survivent encore dans les partis américains,
la section est une invention des partis socialistes. Elle
répond à une triple exigence : encadrer les masses, leur
donner une formation politique et en tirer les élites
populaires. La continuité, dans la durée de l’organisation,
est assurée par le comité directeur qui n’est qu’une
variante du comité en tant qu’expression des tendances
oligarchiques propres à toute institution politique. La
cause ultime de cette tendance réside dans le fait que peu
de gens sont disposés à donner assidument de leur temps
à la politique. Cette tendance s’est aussi manifestée au
sein des partis socialistes dans lesquels les ouvriers
délèguent par nécessité à des fonctionnaires rémunérés la
gestion de l’activité de la section.

La cellule se distingue de la section par le fait que sa
base n’est pas territoriale (la ville) mais professionnelle ;
elle regroupe ses membres sur le lieu de travail, surtout
l’usine, mais aussi dans les services publics, les banques,
etc. Cette structure permet d’établir un rapport constant
entre les principes et la vie quotidienne et elle constitue
un formidable instrument de formation des masses. Par
rapport à la section, la cellule regroupe un nombre
beaucoup plus petit de personnes qui se rencontrent
chaque jour. Il s’ensuit que la solidarité entre les
membres de la cellule est plus forte et le contrôle des
dirigeants plus étroit. C’est la structure typique du parti
communiste révolutionnaire, particulièrement adaptée à
la clandestinité. Tandis que la section est l’instrument
d’une action basée sur les schémas de la démocratie
représentative et d’une stratégie politique réformiste, la
cellule se base sur le leadership indiscuté de militants
professionnels et sur une totale subordination à la
discipline de parti. Il n’est pas exagéré d’affirmer que,
sans cette formule organisationnelle, la révolution russe
n’aurait pas été possible.

La milice est la forme d’organisation typique des partis
fascistes, caractérisée par un encadrement militaire des
membres du parti et une fidélité absolue dans les rapports
avec les chefs.


Cette typologie met en lumière la relation qui existe entre
les objectifs politiques que les partis poursuivent et leurs
formes d’organisation. Le problème de l’organisation n’a
pas un caractère technique mais c’est une question qui a
une grande connotation théorique. Lukacs a écrit que
« l’organisation est la forme de la médiation entre la
théorie et la pratique ». En d’autres termes, c’est
l’instrument qui permet de traduire la connaissance de la
société en action politique.

Qui veut changer le monde doit en premier lieu procéder
à une analyse théorique de la réalité historique et sociale
afin d’identifier les lignes de fond du processus
historique. C’est l’aspect objectif de la ligne politique qui
permet de savoir quelles transformations politiques sont
possibles et lesquelles sont impossibles. En second lieu on doit définir un objectif et l’action politique pour le
poursuivre. C’est l’aspect subjectif de la ligne politique.

C’est le noyau du problème de l’organisation qui doit être
l’instrument adéquat pour conduire une bataille politique
déterminée. C’est le moment crucial dans lequel la
théorie peut apporter la preuve de sa capacité à
transformer la réalité. En d’autres termes, il s’agit du
terrain sur lequel la théorie se convertit en pratique.
Un mouvement qui ne réussit pas à mettre en pratique ce
type d’analyse et l’action politique nécessaire à changer
la réalité finit par être écarté du cours des évènements
qu’il n’a pas su reconnaître et dominer. Les grands
mouvements politiques commencent à mourir quand leur
projet s’achemine vers son accomplissement. Leur fin est
proche quand ils n’ont plus l’avenir de leur côté.


Aujourd’hui les partis ne sont plus le siège de la pensée
et de l’action pour changer le monde. Il fut un temps où
la politique se nourrissait de culture et les partis jouaient
un rôle de pédagogie civile. Nous devons prendre acte
d’un appauvrissement culturel de la politique. Le déclin
des partis est à mettre en relation avec le choix du terrain
d’action national qui empêche de connaître d’une
manière adéquate les processus de l’intégration régionale
et de la mondialisation et de les gérer d’une façon
efficace. Les Etats, dépassés par ces processus subissent
et ne contrôlent pas le cours de l’histoire. Les acteurs non
étatiques tels que les grands groupes multinationaux de
production et de la finance, les organisations religieuses,
les réseaux internationaux de télévision, les mouvements
de la société civile globale, les organisations criminelles
et terroristes rivalisent avec les Etats pour conquérir le
pouvoir de décision au niveau international. Les partis
sont comme les passagers d’une embarcation -les Etats
nationaux- sur une mer en tempête, qui se trouve au
creux de la vague où l’on ne réussit pas à apercevoir la
ligne d’horizon.

Un autre facteur explique le déclin de la politique. Nos
problèmes principaux sont globaux, tandis que les
instruments institutionnels pour les affronter sont
nationaux. Les marchés et la société civile se sont
globalisés alors que les Etats sont restés nationaux. La
politique est subordonnée à l’économie et les Etats sont
subordonnés aux marchés. Notre rapport avec le monde
est dominé par l’économie. Les modèles de
comportement dominants sont dictés par le marché. Notre
culture a choisi la rationalité économique comme critère
prévalent pour connaître et gouverner le monde. Et cela
implique une perte irréparable d’horizon et de
perspective. La politique, le droit et la philosophie
semblent ne pas avoir d’espace. Je ne veux certes pas
sous-évaluer l’importance de la science économique mais
plutôt critiquer la prétention de nombreux économistes à
savoir donner une réponse exhaustive aux problèmes du
monde contemporain.

Hegel a introduit dans la culture politique la distinction
entre société civile et Etat dans une acception encore en
usage aujourd’hui. La société civile est la sphère dans
laquelle les individus satisfont leurs besoins à travers le
travail et elle est le terrain du conflit entre les intérêts
économiques et sociaux. Société civile est synonyme de
division sociale du travail et inclut la division de la
société en classes et les conflits qui en découlent. L’Etat
représente au contraire le véhicule de l’affirmation du
bien commun et de la solidarité au-delà des intérêts
privés, la forme pleinement accomplie de l’éthique. A
l’époque de Hegel, la société civile avait les mêmes
dimensions que l’Etat et elle lui était subordonnée. Le
rôle de l’Etat consistait à gouverner et à réguler la société
civile par les lois.

Dans les dernières soixante années, d’abord l’intégration
européenne, puis la mondialisation, ont érodé la
souveraineté des Etats. La politique, reléguée entre les
frontières nationales, a perdu le contrôle sur la société
civile. La réponse à ces problèmes réside dans la
construction d’un gouvernement de l’Europe et du
monde, ce qui veut dire dans le renforcement et la
démocratisation de l’Union européenne (UE) et des
Nations unies (ONU). La politique est l’activité par
laquelle l’humanité a toujours accompli les choix
déterminants pour son avenir. C’est seulement avec la
politique qu’il est possible d’essayer de contrôler les
processus économiques et sociaux.

L’analyse des relations entre société civile et Etat permet
d’aboutir à une conclusion théorique relative aux rôles
respectifs du mode de production, de la politique et de
l’économie. L’économie est gouvernée par la politique
tandis que le mode de production est le facteur qui
détermine, en dernière instance, le cours de l’histoire
malgré la résistance opposée par la politique et
l’économie. Mais la relation entre ces facteurs n’est pas
mécanique. La politique et l’économie ont une autonomie
relative par rapport au mode de production, elles
représentent les éléments essentiels du fonctionnement du
système de production et peuvent freiner ou accélérer
l’adéquation des structures de la politique et de
l’économie au mode de production.


La structure de base adoptée par le Mouvement
fédéraliste est la section, forme d’organisation en grande
partie dépassée par les changements survenus dans la
société. Les sections sont devenues des entités séparées
du reste de la société, peu adaptées pour intercepter les
ferments qui mûrissent au sein des villes.

Toutefois elles doivent être maintenues parce que :

  • les structures et les procédures formelles de la section représentent une garantie indispensable des droits démocratiques des adhérents et elles offrent des instruments utiles pour empêcher d’éventuelles dégénérescences autoritaires ;
  • ces structures garantissent la continuité dans la durée de vie du Mouvement, qui est en train d’atteindre 70 ans, elles permettent de combattre la volatilité de la plus grande partie des mouvements de la société civile qui durent l’espace d’une campagne ; c’est un miracle pour une organisation politique qui ne participe pas aux élections, qui ne représente pas d’intérêts économiques et sociaux et ne recourt pas à la violence.

L’innovation organisationnelle la plus importante
introduite par les mouvements fédéralistes, c’est la structure supranationale -basée sur des congrès
internationaux qui prennent des décisions à la majorité une
structure nécessaire pour des mouvements qui ont
comme objectif prioritaire l’unification de l’Europe
(UEF) et du monde (WFM). Elle se distingue des
internationales des partis et des syndicats dont les
congrès sont semblables à des conférences diplomatiques
dans lesquelles les intérêts nationaux prévalent et qui sont
viciées par le droit de véto.

La manière de s’organiser des fédéralistes est devenue
accessible aux mouvements de la société civile globale
dans un monde où la mondialisation érode la
souveraineté des Etats et atténue la violence
internationale. On rappellera que ce fut la guerre qui
détermina l’échec du mouvement international des
travailleurs, qui a fait prévaloir la solidarité nationale sur
la solidarité internationale.

Nous devons reconnaître que l’UEF est une structure
sclérosée dans laquelle prévaut la dimension nationale de
la vie politique et la confrontation entre points de vue
nationaux. Cela ne signifie pas que l’on doive renoncer à
cet embryon de vie démocratique supranationale qui
continue à être l’âme du fédéralisme européen. Il faut
aller au-delà pour préparer des structures capables de
canaliser les nouveaux comportements politiques.
Et il faut rappeler que dans les grands moments créatifs
de l’histoire des mouvements fédéralistes, des campagnes
et des actions politiques ont été organisées qui, pour être
efficaces, se sont développées en dehors des canaux
formels. Je me réfère, à titre d’exemple, au Congrès du
peuple européen et à la Campagne pour l’institution de la
Cour pénale internationale qui n’ont été promues
respectivement par l’UEF et le WFM, que d’une manière
formelle. Dans les deux cas, des formules
organisationnelles nouvelles et plus adaptées pour
canaliser vers des objectifs politiques les mouvements
sociaux que l’histoire avait rendus disponibles pour le
fédéralisme, ont été utilisées. Lors de ces occasions, les
sections locales se sont ouvertes à la société et sont
devenues la cheville ouvrière de larges rassemblements
d’unité populaire, parce qu’elles ont su interpréter les
ferments et les aspirations de l’opinion publique.


Les forces historiques actives, les nouvelles formes de la
pensée politique et de l’action politique se manifestent
désormais en dehors des partis qui ne réussissent plus à
attirer les jeunes dans leurs rangs. Notre attention doit se
tourner vers les nouvelles formes de l’activisme politique
expérimentées par les mouvements de la société civile.
Ils constituent un grand réservoir de ressources morales
et de volonté politique. Ce sont des forces nouvelles qui
tirent surtout leur motivation à agir des grands défis
globaux (la paix, les changements climatiques, la
pauvreté, les droits humains, le gouvernement du marché
mondial et ainsi de suite). Les problèmes globaux
activent de nouvelles forces sociales qui agissent sur le
plan mondial. Leur nouveauté politique réside dans la
tentative d’innover sans disposer d’une base de classe, ni
d’une base nationale. En fait, les partis politiques et les
Etats qui sont l’expression politique respectivement des
classes et des nations, subissent et ne contrôlent plus le
processus historique qui est en train de renverser les
vieux Etats nationaux décadents et avec eux les partis
dont le destin est indissolublement lié aux Etats. D’où la
prise de conscience que les nouveaux objectifs ne
peuvent plus être poursuivis par les anciens pouvoirs. Les
forces nouvelles qui veulent changer le monde cherchent
de nouvelles formules d’organisation et d’action sur le
plan international. Elles ont employé d’une manière
créative les nouvelles technologies de la communication,
rendant possible des formes inédites d’activisme en
réseaux et de nouvelles formes d’organisations
horizontales sans hiérarchie et à géométrie variable.

Ces structures ont montré à diverses occasions leur
efficacité pour dépasser les obstacles qui bloquaient la
participation des citoyens. Il n’est cependant pas
nécessaire d’en exagérer la portée. Les révolutions sont
faites par des personnes réelles qui occupent les rues et
les places avec comme proposition de changer l’ordre
constitué. Les réseaux sociaux ne peuvent jouer qu’un
rôle subsidiaire dans l’information, le débat politique,
l’organisation, dans l’échange et l’amplification des mots
d’ordre et dans la mobilisation.

Les nouveaux médias permettent des modalités d’action
rapides et légères, basées sur peu de règles et non
conditionnées par des hiérarchies de pouvoir. Le point
faible de ces modalités d’action, c’est la volatilité des
groupes et l’incapacité qui s’ensuit de poursuivre des
objectifs à long terme. Cette limite des nouveaux
mouvements s’enracine dans l’insensibilité à la
dimension institutionnelle de la politique.


En tenant compte des innovations et des points faibles
des nouveaux mouvements politiques, nous devons nous
demander quelles synergies il est possible d’activer avec
ces nouveaux sujets politiques et comment nous pouvons
contribuer à en dépasser les limites.

Les mouvements de la société civile globale ont acquis le
rôle d’interlocuteurs reconnus des gouvernements au sein
des conférences diplomatiques et des organisations
internationales. Ils exercent une influence réelle sur la
politique mondiale, comme le montre par exemple le rôle
joué par le mouvement pour les droits humains dans les
conférences qui ont approuvé les Traités bannissant les
mines anti-personnel et pour l’institution de la Cour
pénale internationale.

La formation de coalitions de mouvements est la formule
organisationnelle qui a permis d’influer d’une manière
efficace sur les négociations qui se sont tenues dans le
cadre de ces conférences. En outre, dans des secteurs
significatifs du mouvement pour la paix, la conscience
que l’objectif de la paix est de nature institutionnelle et
que le renforcement et la démocratisation de l’UE et de
l’ONU font partie du projet de construction de la paix,
s’est accrue.

La tâche historique à laquelle nous sommes confrontés
consiste à promouvoir un processus fédérateur des
mouvements de la société civile globale qui ne nie pas
l’autonomie des différentes composantes mais décide de
se doter d’une direction commune, devenant ainsi le
« Mouvement des mouvements ». C’est une formule
flexible qui permet d’organiser des campagnes promues par des rassemblements à caractère pluraliste dans
lesquels chaque mouvement conserve sa propre
autonomie et aucun n’exerce un rôle hégémonique. C’est
la condition pour que le Mouvement devienne capable
d’agir et d’influer notablement sur la politique
européenne et mondiale.

Les organisations de la société civile sont la
manifestation la plus pure du mouvement pour
l’unification de l’Europe et du monde et de l’exigence,
ressentie en tout premier lieu par les jeunes, de s’occuper
des grands drames de l’humanité. Pour le moment, c’est
un mouvement porté par le courant qui est en train de
bouleverser les Etats, mais qui n’a pas encore mis au
point les instruments pour gérer ce processus. Il n’a pas
conscience de ses objectifs institutionnels et n’a pas
élaboré de stratégie politique. Il occupe la scène politique
internationale et a désormais acquis le rôle
d’interlocuteur des gouvernements. Dans la mesure où il
est l’interprète des nouveaux besoins et le protagoniste
d’un processus qui tend à redéfinir les sujets et les rôles
de la vie politique, il est l’avant-garde de la démocratie
internationale.


La limite des mouvements réside dans le fait qu’ils ont
une perspective sectorielle : chaque mouvement s’occupe
d’un seul problème. Ils sont l’expression de la société
civile, le lieu où s’affrontent les intérêts privés, sans
disposer des mécanismes de médiation qui permettent de
faire prévaloir le bien commun. Quand ils auront pris
conscience de leurs propres objectifs politiques et qu’ils
se seront donné une forme quelconque de direction
unitaire, ils se transformeront au plein sens du terme en
« mouvement pour la paix et pour la démocratie
internationale ».

Ce qui distingue les mouvements fédéralistes, c’est une
approche essentiellement politique et institutionnelle qui
permet de compenser les limites des mouvements de la
société civile. Leur objectif premier est la construction
d’institutions supranationales qui sont nécessaires pour
transformer les demandes sociales en décisions
politiques. Il se profile donc une complémentarité
potentielle entre les mouvements fédéralistes et les
mouvements de la société civile sur le terrain de la
stratégie politique.

Un rassemblement incluant le mouvement des
travailleurs et le mouvement pour la paix peut briser la
résistance que les gouvernements opposent au projet
fédéraliste. Nous devons consacrer toutes nos énergies à
la construction de ce rassemblement. Il s’agit de la masse
critique nécessaire pour imposer l’unité politique de
l’Europe en vue de l’unification du monde.

Au début des grands changements, il y a toujours des
actions singulières. Nous devons commencer par le bas,
avec de petites initiatives locales qui devront croître et se
fédérer dans des espaces toujours plus vastes afin de
créer une masse critique irréversible.

La perspective d’une large mobilisation de la société
civile et politique ouvrira la voie à la sélection d’une
nouvelle génération de leaders politiques dont l’Europe
et le monde ont absolument besoin.

P.-S.

Lucio Levi
Président du MFE italien - Membre du Comité fédéral de l’UEF et du
Conseil du World Federalist Movement - Directeur de The Federalist
Debate - Turin
Traduit de l’italien par Jean-Luc Prevel - Lyon

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