Altiero Spinelli : les enseignements d’un père fondateur de l’Europe

, par Paolo Ponzano

Altiero Spinelli, rédacteur en 1941 (avec Ernesto Rossi et Eugenio Colorni) du Manifeste de Ventotene pour une Europe libre et unie, et promoteur du Traité sur l’Union Européenne voté par le Parlement européen en Février 1984, est décédé à Rome il y a trente ans.

Dans une période historique où le projet d’intégration européenne risque une possible désintégration et où la désaffection des citoyens européens à l’égard de ce projet a atteint le niveau le plus élevé des dernières années, rappeler les enseignements d’un des pères fondateurs de l’Europe représente non seulement un nécessaire hommage à l’originalité de sa pensée mais aussi et surtout une invitation à ses épigones de reprendre l’action politique entreprise par Altiero Spinelli afin de réaliser son objectif d’une Europe fédérale.

En réalité, si l’objectif d’une Europe fédérale est demeuré inaltéré dans la pensée de Altiero Spinelli entre 1941 et 1986, sa stratégie d’action pour atteindre le but poursuivi a varié au moins cinq fois au fil des années. La stratégie d’action initiale reposait sur l’hypothèse que la renaissance démocratique des Etats européens aurait coincidé avec l’élimination de l’Etat-nation et le parallèle avènement d’un Etat fédéral européen. Lorsque cette hypothèse ne se réalisa pas, Spinelli devint “conseiller des princes” et chercha à convaincre les leaders politiques européens – à commencer par Alcide de Gasperi – à exploiter le soutien des Etats-Unis et la crainte du communisme stalinien afin d’établir une “Communauté politique européenne”.

Lorsque cette perspective échoua en raison du rejet de la CED (Communauté européenne de défense) par le Parlement français, Spinelli chercha à mobiliser l’européisme répandu dans une action populaire – le Congrès du peuple européen (CPE) – dirigée contre la légitimité des Etats nationaux. L’échec de cette stratégie amena Spinelli à repenser l’action fédéraliste et son initiale critique de la Communauté économique européenne qui était en train de se batir sur la base de la méthode fonctionnaliste prônée par Jean Monnet.

Dans les années 1970, Spinelli devint « l’homme des Institutions européennes », d’abord comme Commissaire européen et ensuite en tant que député au Parlement européen. En 1978, Spinelli s’adressa au Parlement européen afin que celui-ci assume un rôle constituant dans le processus d’intégration européenne. Son projet de Traité sur l’Union européenne, voté avec une large majorité par le Parlement européen en février 1984, représenta le début du processus de constitutionnalisation de l’Union européenne et, tout en étant remplacé par le moins ambitieux « Acte unique » en 1986, verra la grande majorité de ses dispositions reprises dans les traités européens adoptés par la suite.

Par conséquent Spinelli, loin de répéter servilement les mots d’ordre du Manifeste de Ventotene, a toujours adapté sa stratégie d’action afin d’atteindre l’objectif de l’Europe fédérale en tenant compte des changements historiques en cours. L’action politique pour une Europe fédérale ne pouvait pas étre la mème dans la période de la « guerre froide » entre les deux puissances mondiales par rapport à la période suivante de la « coexistence pacifique ». De la mème façon, la réalité actuelle d’un monde multipolaire qui connait l’affirmation de nouvelles puissances régionales et le phénomène des migrations de masse ne peut ètre abordé de front en se bornant à réitérer les mots d’ordre du mouvement fédéraliste.

Lorsque Spinelli s’apprêta en 1978 à entreprendre son action constitutionnelle au sein du Parlement européen, il s’adressa directement aux organisations fédéralistes, dont il avait été le principal promoteur, dans les termes suivants : « Je sais que le mouvement (fédéraliste) est fatigué, plein de cicatrices, davantage capable de se consacrer abstraitement à une action idéale que de mener des combats politiques, plus enclin à se replier sur son orgueil de précurseur qu’à s’ouvrir à des forces neuves, lesquelles ne seront pas forcément sensibles à ses idées. C’est le prix d’une longue traversée du désert. Mais aujourd’hui se présente la grande occasion de mener finalement la bataille dont vous avez rêvé pendant tant d’années. Sachez la saisir ». Mots de grande actualité. Pour cette raison, les enseignements de Altiero Spinelli gardent encore aujourd’hui toute leur validité.

Ainsi que le souligne à juste titre Lucio Levi dans un excellent commentaire du Manifeste de Ventotene, Altiero Spinelli appartient à la catégorie des hommes « universels » selon la définition qui a été donnée par Hegel (« Les individus universels – a écrit Hegel – sont ceux qui ont dit en premier ce que les hommes veulent »). Ainsi qu’a écrit Lucio Levi, « Spinelli appartenait à cette catégorie d’hommes ».

Comme tous les hommes universels, il exprima les orientations les plus profondes de notre époque et s’identifia avec elles à tel point que son but individuel coincida avec le but universel de l’ensemble des peuples d’Europe. Le but qu’il poursuivit n’était pas quelque chose d’arbitraire, mais il correspondait aux besoins d’une période de l’histoire et appartenait aux réelles possibilités de notre temps”. En effet, l’action politique d’Altiero Spinelli ne s’est pas limitée à proposer un ennième projet d’unité européenne, tels qu’ils ont été proposés par des dizaines de précurseurs du projet européen entre le treizième siècle et nos jours (de Pierre du Bois et du Roi de Bohème jusqu’à Aristide Briand), mais il a opéré concrètement pour atteindre l’objectif au cours de sa génération.

Ainsi que Spinelli l’a écrit lui-mème dans un commentaire au Manifeste de Ventotene, son idée politique fondamentale « était que la Fédération (européenne) n’était pas présentée comme un bel idéal, auquel rendre hommage pour ensuite s’occuper d’autre chose, mais comme un objectif qui devait ètre réalisé immédiatement, au cours de l’actuelle génération. Il ne s’agissait pas d’une invitation à rèver, mais d’une invitation à agir ».

En effet, Altiero Spinelli a poursuivi pendant toute sa bataille politique pour la Fédération européenne la devise de Giuseppe Mazzini « pensée et action » : il ne suffit pas de concevoir un ennième projet pour l’unité fédérale européenne si, ensuite, on n’agit pas concrètement pour sa réalisation. Lorsque Spinelli entreprit en Juillet 1980 l’initiative dénommée « Club du Crocodile » (du nom du restaurant à Strasbourg où Spinelli avait réuni les premiers députés euopéens disposés à proposer une réforme constitutionnelle de la Communauté européenne), les euro-députés disposés à le suivre étaient au nombre de huit. Au moment du vote du Parlement européen sur son projet de Traité pour l’Union européenne, les voix en faveur du projet devinrent 237 (contre 31 et 43 abstentions). Ce résultat fut atteint uniquement grace à l’activisme infatigable de Spinelli qui rechercha et obtint progressivement l’adhésion des principaux leaders politiques européens de l’époque (Enrico Berlinguer en Italie, Willy Brandt en Allemagne, Léo Tindemans en Belgique, etc.). Après le vote du Parlement européen, Spinelli se rendit mème à l’Elysée pour convaincre François Mitterrand à appuyer son projet de Traité.et il obtint la déclaration du Président français à Strasbourg selon laquelle « la France est prète à examiner le projet de nouveau Traite dont l’esprit lui convient ».

Pour cette raison les enseignements d’Altiero Spinelli sont encore valables aujourd’hui. Il ne suffit pas de rédiger un bon projet de nouveau Traité (qu’il s’agisse de la proposition de « Fundamental Law » élaborée par le fédéraliste anglais Andrew Duff et acceptée par le groupe Spinelli au sein du Parlement européen ou du « Protocole de Francfort » rédigé par le même Andrew Duff en tant que Traité pour l’Eurozone). Il faudrait que le Parlement européen coupe court à ses atermoiements et adopte un des deux projets sur la table afin d’utiliser les nouveaux pouvoirs dont il dispose sur la base du Traité de Lisbonne. et d’engager ainsi la procédure de révision des Traités. Il faudrait en outre qu’un nouveau Spinelli se charge avec l’art de la maïeutique socratique de convaincre les actuels leaders politiques européens à adopter le texte d’un nouveau Traité qui relance le projet européen.

C’est uniquement de cette manière que les épigones d’Altiero Spinelli démontreraient, au délà des commémorations formelles visant à lui rendre hommage, de considérer encore actuels ses enseignements et de les mettre en œuvre.

P.-S.

Paolo Ponzano
Senior Fellow au Centre Schuman de l’Institut univversittaire européen de Florence - Professeur de Gouvernance européenne et de Droit social européen au Collège européen de Parme
Article publié en commun avec The Federalist Debate, n° 2018, Turin

Photo : (c) Parlement Européen