Il y a « 30 ans » nous avions publié

Entretien avec Bernard Abel Lesfargues, écrivain et traducteur, fondateur de la Librairie, puis des Éditions Fédérop… fédéraliste

, par Jean-Francis Billion

Article publié initialement dans la revue Fédéchoses – pour le fédéralisme, 35° année, n° 140, juin 2008.

Tu as été à la fin des années 60 et au début des années 70, tout à la fois Président du MFE Rhône-Alpes et du groupe lyonnais du mouvement autonomiste Lutte occitane. Comment conciliais-tu ces deux combats, pour nous complémentaires ? Mais tout d’abord, quelles ont été les raisons de ton double engagement politique, occitaniste et fédéraliste européen ?

La plupart des fédéralistes voyaient assez mal d’être tout à la fois fédéraliste européen et autonomiste. Ce double positionnement était largement incompris à Lyon, mais peut-être encore plus en Italie. Nos amis Altiero Spinelli, et plus tard Mario Albertini, voyaient difficilement la liaison entre fédération européenne et fédéralisme interne. Les mouvements autonomistes, catalan, basque, breton, et a fortiori occitan, n’avaient pas leur soutien. Cette méfiance était par ailleurs largement réciproque.

À la marge des deux mouvements, fédéraliste et autonomiste, il avait pourtant existé, dans l’entre-deux guerres, un courant fédéraliste au sein du mouvement occitan, autour de Charles Camproux qui avait publié en 1935, Per lo camp occitan [1], recueil d’articles parus dans diverses revues des années 30. Camproux s’était par la suite engagé dans la Résistance. Mais ce courant était dans l’après-guerre de plus en plus marginalisé. Parmi les fédéralistes européens, certains, comme Guy Héraud, ont progressivement évolué vers une conception ethnique du fédéralisme ; Héraud est, entre autres, devenu très proche de François Fontan, fondateur du très nationaliste Parti nationaliste occitan.

Pour en revenir à mon cas personnel, je suis arrivé à Paris en khâgne fin 1944. En 1945 j’ai adhéré à L’Institut d’études occitanes, qui venait d’être créé après la Libération. C’est après ma rencontre avec Jean-Pierre Gouzy, que j’ai adhéré au fédéralisme européen ; après la fondation de la brève revue poétique Les Cahiers du triton bleu [2] dont il a été l’un des rédacteurs. C’est dans ce cadre également que j’ai publié, avec Robert Lafont, une Anthologie de la jeune poésie occitane [3]. Mais nous ne nous intéressions pas qu’à la poésie. Nous cherchions également comment, en tant qu’intellectuels, intervenir dans le débat politique, sans céder par facilité au mouvement qui portait nombre d’entre eux vers le Parti communiste ou à se cantonner dans le milieu directement issu de la Résistance. On rêvait de paix, on voulait oeuvrer à la reconstruction d’une Europe différente, débarrassée du nationalisme, en quelque sorte non alignée et capable de compter dans le monde. Avec Jean-Pierre Gouzy, avant d’être membres du MFE, nous avions fondé un Comité d’action fédéraliste, un tout petit groupe qui publiait son propre bulletin, avant de rejoindre, en 1946 ou 1947, l’Union française des fédéralistes, la section française de l’UEF.

Dans les années 50, l’Institut d’études occitanes ne s’intéressait pas au fédéralisme ni à l’intégration européenne ; il était plus tenté de s’appuyer sur les partis de gauche hexagonaux, et en particulier le PC, pour faire avancer ses revendications.

Que doivent la Librairie, fondée en 1969, puis les Éditions Fédérop, crées en 1975, à l’« esprit de Mai » ?

Professeur à Lyon à la fin des années 60 mes deux engagements étaient toujours difficiles à porter en même temps. Je rêvais depuis longtemps de réconcilier la notion de fédéralisme, et de fédéralisme européen, avec la gauche. En effet, être fédéraliste, et fédéraliste européen, était très mal vu de la gauche hexagonale, ou même totalement ignoré.

La création de la Librairie Fédérop, en 1969, a été pour moi une tentative de créer un espace où puissent dialoguer, essayer de se comprendre, travailler ensemble, les militants « de la gauche de la gauche » et les fédéralistes européens, sans oublier les autonomistes, dans l’ensemble tout autant ignorés des premiers. La librairie, qui n’aurait pu exister sans les évènements de 68, a rapidement été au début des années 70 considérée comme « le Maspéro lyonnais » ; comme Maspéro, à Paris, nous avons du reste été une dizaine de fois victimes d’attaques violentes de groupes d’extrême droite.

Les deux premiers permanents de Fédérop étaient membres du MFE. Le second, Pierre-Gilles Flacsu, qui jouera par la suite un rôle important dans la fondation et l’animation des Editions Fédérop, a évolué vers l’extrême-gauche pure et simple, ce qui ne nous a pas empêché de continuer à travailler ensemble jusqu’à son départ, en 1978.

Et les éditions, dont Fédéchoses, auquel tu as toujours été étroitement associé, a publié en 1975, dans ses numéros 1O à 12, ton « faire-part avis de naissance », et les textes de présentation des différentes collections ? D’où venait également le nom de Fédérop ?

Les Editions Fédérop ont été créées en 1975. La fondation des éditions, par Pierre-Gilles, toi et moi, n’a que partiellement été une aventure collective, car elle était avant tout une aventure personnelle, la reprise et la poursuite de ce que j’avais rêvé de faire en 1945 et 1946 avec Les Cahiers du triton bleu. Elle est pourtant aussi une aventure collective puisqu’elle n’a été envisageable qu’à partir du moment où nous avions construit avec la librairie une base solide et financièrement autonome. Nous avons aussi été rapidement rejoints par d’autres, les directeurs des différentes collections, Jean-Paul Cortada, Georges Valéro, Bruno Guichard, Bernard Barthalay (du MFE), puis Alain Kaiser et, un peu plus tard, Jean-Luc Prevel (lui aussi fédéraliste). Paradoxalement, la fondation des éditions a rapidement amené un certain désintérêt pour la librairie qui a malheureusement périclité jusqu’à sa cessation d’activité à la fin des années 80.

Quant au nom de Fédérop, il faisait évidemment référence à la Fédération européenne. À partir du moment où, grâce à la librairie et au travail accompli, il avait acquis une certaine notoriété nous ne nous sommes pas posés la question d’en chercher un autre. Nos partenaires de gauche, ceux qui n’étaient pas fédéralistes, et en particulier les permanents salariés, au nombre de 3 ou 4 après la création des éditions, ont dû s’habituer à ce nom, qui a pourtant initialement posé problème à certainss d’entre eux. Par contre, aujourd’hui le nom de Fédérop , que portent toujours les éditions depuis que je m’en suis dégagé à la fin des années 90 et qu’elles ne publient plus que des textes littéraires, d’ailleurs de grande qualité, n’est plus justifié.

Qu’en est-il de Fédérop, aujourd’hui, avant quelques mots de conclusion ?

Malgré les crises et les difficultés, de 1975 à 1999, date à laquelle j’ai passé la main à deux amis, Bernadette Paringuaux et Jean-Paul Blot, lui aussi occitaniste, Fédérop a publié près de 180 ouvrages. Dont une vingtaine de titres dans les collections « Textes fédéralistes » et « Minorités nationales » ; qui, plus particulièrement politiques, n’ont jamais été de vente facile…, à l’exclusion éventuellement de L’Envers de la conquête, de Miguel León Portilla .

Nous avons voulu faire une maison d’édition s’intéressant tout particulièrement à l’occitan et au catalan, mais nous avons toujours refusé d’enfermer nos livres dans un ghetto ou de ne nous intéresser qu’à eux. En témoigne entre autres le fait que la collection de poésie, « Pau Froment », que j’ai dirigée et qui porte le nom d’un poète occitan trop tôt suicidé, ait publié des textes d’origines très diverses, souvent en édition bilingue.

Ma fierté est d’avoir contribué à démontrer, aussi en tant que fédéraliste, qu’il n’est pas en France de bonne littérature que de Paris. En témoignent, parmi d’autres, l’importante édition des trois tomes en occitan de La Festa , de Robert Lafont, ou le fait que le premier éditeur de « province » à avoir édité un futur prix Nobel de littérature a été Fédérop, en 1977, avec l’espagnol Vicente Alexandre .

Notes

[1Per lo camp occitan, éd. Lombard, Narbonne, 1935.

[2Les Cahiers du triton bleu, publieront 5 numéros entre avril 1946 et avril 1947. Tous indiquent Bernard Lesfargues commme Directeur. Signes d’ouverture au fédéralisme, dans son 3e. numéro, la revue, publie une chronique de Jean-Marc Varenne (pseudonyme de J.-P. Gouzy), sur deux récents ouvrages d’Alexandre Marc, « Proudhon, textes choisis et présentés », et, « L’Avènement de la classe ouvrière ». Il signera sous ce nom plusieurs autres articles, et de son nom une chonique sur le livre d’Arthur Kostler, Le Yogi et le commissaire, dans le dernier numéro. Le Triton bleu publiera dans ses deux derniers numéros en 4e. de couverture, un encart de promotion pour la revue La République moderne, dirigée par Claude-Marcel Hytte, et un autre pour la revue occitaniste L’Ase negre dirigée par Robert Lafont.

[3Robert Lafont et Bernard Lesfargues, La jeune poésie occitane. Anthologie, éd. Le Triton bleu, Paris, 1946, pp. 93.

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