En janvier 1986, commentant les décisions des gouvernements devant le PE, Spinelli affirma : « Chers collègues, lorsque nous avons voté le projet de traité concernant l’Union, je vous ai rappelé l’apologue Hemingwaynien du vieux pêcheur qui capture le plus gros poisson de sa vie, le voit dévoré par des requins et rentre au port avec la seule arête du poisson. Nous aussi, nous sommes désormais arrivés au port et à nous aussi il ne reste l’arête du gros poisson. Le Parlement ne doit pas pour cette raison se résigner ni renoncer. Nous devons nous préparer à sortir une fois encore et très vite en haute mer, après avoir mis tout en œuvre pour capturer le poisson et le protéger des requins » [1].
Déçu par l’issue de la Conférence de Luxembourg, mais non résigné, Spinelli exposait, au début du mois de février 1986 [2] à la Commission institutionnelle, les grandes lignes d’une nouvelle stratégie permettant de réaliser l’UE, quand bien même initialement limitée aux secteurs de l’économie et de la monnaie, au centre de laquelle était posée l’exigence de reconnaître au PE le droit et le devoir de jouer le rôle d’Assemblée constituante pour l’UE. Après d’intenses polémiques sur la méthode des conférences intergouvernementales, totalement incapables d’effectuer le moindre progrès sur la voie de la construction européenne, Spinelli indiquait en quatre étapes la nouvelle stratégie : le PE aurait dû rédiger un texte de mandat constituant et le confier au Parlement lui-même en vue des élections de 1989 ; il l’aurait ensuite transmis aux gouvernements aux fins de le soumettre à un référendum consultatif dans chaque pays ; si l’issue des référendums s’était avérée positive, les gouvernements se seraient engagés à soumettre directement la Constitution à la ratification de leurs Etats ; en juin 1989 l’Assemblée constituante aurait été élue [3].
La nouvelle action bénéficia de fait d’un soutien en raison de la conversion de Jacques Delors au constitutionnalisme, une conversion qui trouve précisément son fondement dans l’AUE [4]. Tommaso Padoa-Schioppa, homme de confiance de Delors, devait présider le Comité Delors.
Avec la disparition de Spinelli, en mai 1986, l’initiative constituante fut reprise, quand bien même avec une moindre détermination, par le belge Fernand Herman. Il me semble important de souligner le fait que Herman -éminent représentant du Parti polpulaire européen et membre de l’Intergroupe fédéraliste pour l’Union européenne [5]- fut membre, entre 1981 et 1982, de la Commission pour les Institutions créée par le Mouvement européen aux fins de soutenir l’action de Spinelli et du Club du Crocodile [6]. La commission, composée de 26 membres [7], avait initié ses travaux le 30 avril 1981, sous la présidence de Martin Bangemann, et s’était aussitôt révélée une précieuse interlocutrice pour la Commission institutionnelle du PE. Le Conseil fédéral du Mouvement européen présidé à l’époque par Giuseppe Petrilli lui avait confié la tâche de contribuer activement aux travaux institutionnels européens en cours. L’expérience de la Commission institutionnelle du Mouvement européen, avait induit Herman, devenu dans ce milieu au contact de Spinelli un fervent défenseur des idées fédéralistes, à participer à la manifestation fédéraliste de Milan, le 29 juin 1985, avec un groupe nombreux de ses électeurs. Appelé à faire partie du Comité Dooge, Herman avait ensuite défendu, aux côtés de M. Ferri, Maurice Faure, et de l’allemand Rifkind, le projet du PE, avec opiniâtreté mais sans succès.
Devenu rapporteur au sein de la Commission institutionnelle du PE, en remplacement de Spinelli, Herman se prononçait, déjà en mars 1986, ouvertement en faveur du plan de son prédécesseur et illustrait la stratégie visant à confier le mandat constituant à l’Assemblée européenne, suggérant le texte d’une résolution, que le Parlement approuva lors de la séance plénière du 14 avril, et qui devait être soumis aux parlements nationaux pour être adopté à l’occasion de la ratification de l’AUE. La Motion Herman engageait les gouvernements à prendre toutes les dispositions nécessaires aux fins de faire progresser la Communauté vers l’UE, associant le PE aux travaux de réforme des institutions [8]. Au cours de la réunion du 29 octobre 1986, la Commission institutionnelle du PE approuva à l’unanimité un document de travail présenté par Herman qui résumait les points fondamentaux de la stratégie constituante déjà délinéée par le Plan Spinelli. En particulier, nonobstant les réserves exprimées par certains membres de la Commission (Nord [9], Seeler [10], Sutra), trois idées fondamentales furent à nouveau proposées : le projet d’UE devait être élaboré par le PE élu en 1989, devait ensuite être soumis à la ratification des autorités nationales compétentes, et, serait enfin entré en vigueur même en l’absence d’une ratification unanime [11]. Le document occultait cependant les suggestions de Spinelli relatives à l’implication directe des citoyens européens, à travers l’organisation de référendums nationaux consultatifs et d’orientation. Ainsi, Herman négligea précisément les éléments nouveaux qui auraient sans doute permis de relancer le projet constituant. En présentant les grandes lignes du Plan Spinelli, qui avait été un échec, il semblait ne prendre aucunement en compte la défaite et était, de ce fait, à son tour voué à l’échec. La nouvelle orientation fut en revanche bien accueillie en Italie, où le Mouvement fédéraliste européen demandait au Sénat de ratifier l’AUE à la condition de faire simultanément un référendum consultatif sur l’UE. L’objectif était, selon les directives du Plan Spinelli, de conférer au PE élu en 1989 un mandat constituant. Le « référendum d’orientation » eut lieu en Italie concomitamment au vote européen du 18 juin 1989 et eut le mérite, entre autre, de « quantifier » la diffusion de l’européisme dans ce pays : 88 % des italiens se montrèrent en effet favorables [12]. Même la Belgique, sur les sollicitations de Ludo Diericks, lançait une initiative analogue, sans toutefois avoir le temps de la mener à terme.
La situation, à la fin des années quatre-vingt, était par ailleurs fondamentalement différente. L’Europe était façonnée par des faits qui l’avaient rendue plus solide : trente années de Marché commun, une tumultueuse croissance économique qui avaient supprimé les écarts sociaux, l’eurosocialisme et l’eurocommunisme, la faillite de la coopération intergouvernementale face au choc pétrolier, l’élection du PE au suffrage direct, le SME, le traité d’Union élaboré par le PE. La fin du bipolarisme, les grands changements engendrés par la chute du communisme dans les pays d’Europe centrale et orientale, modifièrent davantage les données du problème, incitant les Européens à trouver, face aux défis liés à l’élargissement, de nouvelles formes d’union politique. Comme le SME avait apporté un remède à la fluctuation monétaire, ainsi l’AUE, nonobstant ses limites, relançait la perspective de l’Union économique qui n’était, à son tour, toutefois pas possible sans monnaie et sans consensus démocratique.
Delors, qui pensait que le Traité de Maastricht provoquerait la réouverture du débat constituant, en était convaincu. La monnaie était en effet un fondement de la souveraineté et l’on pouvait prendre appui sur elle pour une nouvelle relance de l’intégration politique, tout comme la première tentative de création d’un Etat européen avait pris appui sur l’armée dans les années cinquante. Par conséquent, les conditions nécessaires pour que les deux stratégies d’atteinte de l’objectif trouvent un point de convergence et mènent une action commune, selon une méthode que nous pourrions définir de « gradualisme institutionnel », furent une nouvelle fois réunies : chaque pas effectué sur la voie de l’intégration doit être accompagné d’actes de construction adéquats [13], d’une extension des pouvoirs démocratiques de contrôle et, par conséquent, de la construction progressive de la statualité.