Le cri de Chen : le fédéralisme et la troisième République chinoise

, par Luca Alfieri

Les difficultés politiques et économiques internes de la Chine dues à la présence de minorités ethniques grandes ou petites sont largement connues.
Tandis que les problèmes économiques reçoivent une grande attention de la part de l’establishment chinois, les problèmes politiques sont généralement ignorés ou traités par l’emploi de la force contre les populations qui se soulèvent, par la ségrégation des dissidents et l’encouragement des flux d’immigration de l’ethnie Han. [1]

Les responsables chinois, ou du moins ceux qui sont bien disposés quant à des négociations avec les Tibétains, le peuple ouïgour, et d’autres groupes ethniques, craignent que leur accorder une plus grande autonomie politique ne conduise à la disparition de la République populaire de Chine (RPC) ; leurs craintes ne sont pas sans fondement, si l’on pense à la dissolution de l’Union soviétique au début des années 1990. [2]

Malheureusement les dirigeants chinois ne se rendent pas compte que la situation actuelle ne pourra pas durer éternellement. Tôt ou tard, il pourra y avoir des soulèvements qui, à la longue, pourraient nuire aux ambitions chinoises d’hégémonie mondiale, mais aussi au développement de la croissance écononomique de la RPC.

On peut noter qu’un grand nombre de spécialistes des relations géopolitiques et internationales pensent que ce scénario est lointain, ou même tout à fait improbable, du moins à court ou moyen terme. [3]
Néanmoins, dans un proche avenir la réunification possible et espérée de Taïwan avec la Chine [4] n’aura pas lieu, à moins que les gouvernements chinois ne repensent la structure de l’Etat.

La libre circulation des personnes et des idées entre la Chine et Taïwan, l’iunfluence de la culture américaine [5], les technologies de l’information et de la communication [6], les conditions des ouvriers dans les usines [7] ont une profonde influence sur la nouvelle génération chinoise. Les jeunes chinois voyagent, ils sont en contact avec d’autres idées différentes sur le monde, sur les êtres humains et le travail ; et, lorsqu’ils rentrent en Chine ils effectuent des comparaisons.

Le souvenir de la Place Tian’amen est encore bien vivant et il porte des craintes et des espoirs. [8] Le danger pour l’Etat chinois c’est de ne pas être préparé à faire face à une telle situation.

Ce scénario pourrait être l’arrière plan de la véritable désintégration et de la chute économique de la Chine actuelle et pourrait entraîner des corollaires de batailles et de dispersion, par le marché noir, d’armes de destructions massives, etc.

Yan Jiaqui [9], qui réside à Paris et qui est un leader important de la Fédération pour une Chine démocratique, proposait, avec quelques autres spécialistes de la question, une solution pour les problèmes pré-cités dans l’émergence d’une troisième « République fédérale de Chine ».
Plus précisément la Chine fédérale de Yan Jiaqui serait divisée en deux sortes de républiques : des « républiques autonomes » (Taïwan, Hong Kong, Macao, Tibet, Mongolie intérieure et Xingjiang) et des « républiques intégrées » (le reste de la Chine) ; les républiques « intégrées » formeraient une fédération, tandis que les républiques « autonomes » adoipteraient les caractéristiques d’une confédératrion en ce qui concernerait leurs relations avec le noyau fédéral. [10]

A vrai dire des instances fédéralistes étaient déjà présentes dans les années qui suivirent la révolution de 1911. [11]

L’une des personnalités marquantes qui essayèrent de créer une république fédérale chinoise fut Chen Jiongming (cf. illustration). Sa pensée est restée ignorée aussi bien des nationalistes du Kuomintang que du parti communiste chinois. Chen, à cause de sa rébellion contre Sun Yat Sen, considéré comme le père de la nation à la fois par les nationalistes et les communistes, fut stigmatisé comme réactionnaire par les deux parties. [12] Dans la première période après la Révolution, Sun lui-même avaitsoutenu les idées fédéralistes. [13] Le désaccord entre Sun et Chen semble provenir de l’intérêt porté par Sun pour l’Union soviétique que Lénine venait de former, avec une conception de l’Etat plus centralisée.

La pensée politique de Chen était, en partie, tournée vers les idées des anarchistes chinois. [14]

Les anarchistes chinois propageaient leurs idées et leur idéologie en publiant des journaux, des livres, des pamphlets à Paris, Canton, Zhangzhou et Shangaï. Liang Bingscian résume leurs positions :

  • interpréter et faire connaître les théories de Proudhon sur la révolution sociale et la propriété privée, le communisme de Kropotkine et la théorie de l’aide mutuelle et du Darwinisme social, ainsi que la philosophie de la vie de Kropotkine ;
  • s’opposer au racisme, au nationalisme et au militarisme ;
  • s’opposer aux mariages arrangés, au mariage pour le profit, plaider pour la liberté dans l’amour ;
  • prendre position pour la liberté, l’égalité sociale et une société sans classes, mais organisée ;
  • s’opposer à l’impérialisme et aux frontières nationales ; promouvoir le monde de la Grande Harmonie (datung) ;
  • s’opposer à la religion, qui est l’opium du peuple, et encourager la mobilisation de la sagesse humaine pour enrichir le monde physique. [15]

Les idées fédéralistes de Chen se trouvent résumées dans ces citations de Rodney Gilbert, un correspondant américain du North China Daily News (Shangaï) en février 1921. [16]

« Les habitants de la Chine ne sont pas organisés pour s’exprimer ou pour montrer leur volonté collective. Ils sont, cependant, habitués au gouvernement autonome dans leurs communautés villageoises, et s’il y a une démocratie en Chine elle devra se développer à partir de ces communautés et de leur tradition de self-government. Nous travaillons de la base vers le haut et non pas de haut en bas, comme nous avons essayé de le faire pendant tant d’années…

Nous croyons que si nous commençons d’appliquer nos idées dans le Kuangtung (Guangdong) et si nous réussissons, l’exemple amènera le peuple des régions alentour à insister pour un système similaire et le mouvement s’étendra à toute la Chine… Si nous pouvons réussir à fédérer quelques provinces nous pourrons en amener et en fédérer d’autres, une par une, jusqu’à constituer un lien sheng cheng fu [17] - un gouvernement des provinces unies ».

Chen réussit à lancer une première expérience dans la province du Guandong dont les résultats surprirent grandement les officiels et les observateurs étrangers. [18]

Dans ses dernières années, Chen espérait l’application des principes fédéralistes dans la réorganisation de l’Asie, de l’Europe et de l’Amérique et la possibilité d’une véritable fédération mondiale :

  • construire la nation chinoise sur les principes d’égalité de richesse, d’égalité des droits, d’égalité de bonheur ;
  • construire l’Asie comme une entité organisée, comme la pierre angulaire d’une organisation mondiale. Pour réaliser un monde harmonieux (datung) l’Asie, l’Europe et l’Amérique doivent être organisées séparément en fédérations ;
  • organiser le monde en une fédération sur le principe d’égalité et de co-existence pacifique. Abolir les organisations militaires dans chaque nation. La Chine devrait jouer un rôle de membre fondateur dans une telle fédération mondiale. [19]

Chen, vaincu par Sun Yat Sen, s’enfuit à Hong Kong, où il mourut en 1933. A cette époque, le fédéralisme ne réussit pas à devenir populaire au sein du peuple chinois parce que les populations avaient peur qu’un Etat fédéral semblable à celui des Américains ne soit pas capable de défendre leur pays contre une agression extérieure.

Le fils de Chen, Leslie Dingyan Hung Chen (1923-2006), a conservé vivante la thèse de son père grâce au Centre de recherches Jiongming [20]. Les documents du Chen Jiongming center, accessibles sur internet, méritent l’attention des fédéralistes du monde entier, chinois ou étrangers.

L’Europe devrait servir d’exemple à la Chine en développant une structure institutionnelle fédérale ; elle devrait offrir de solides soutiens aux intellectuels dissidents qui recherchent une solution fédérale aux problèmes intérieurs de la Chine.

Une Chine démocratique et prospère serait un avantage pour tout le monde, pas seulement pour les Chinois.

La faiblesse de la politique extérieure de l’Europe, a-t-elle atteint un point tellement critique qu’elle ne peut même pas soutenir des suggestions qui seraient utiles non seulement pour la stabilité de la Chine mais encore pour la stabilité de l’Asie, et, par suite, du monde entier ? Nous espérons nous tromper.

Le cri de Chen (ou plutôt sa pensée politique et philosophique) provient d’une période de grande liberté de pensée dans la Chine des années 1900 : il ne devrait pas effrayer l’Occident ni l’Orient.
C’est un cri du passé, mais orienté vers l’avenir. Un cri de revanche qui exprime l’espoir d’un homme, qui après avoir concouru à la chute d’une monarchie millénaire essaya de sauver une République pour laquelle il lutta contre les divisions et contre elle-même.