Elie COHEN, économiste : « l’Europe doit poursuivre son intégration et adopter le fédéralisme budgétaire »

, par Elie Cohen

De passage à la librairie Kléber de Strasbourg pour présenter son dernier ouvrage Penser la Crise, l’économiste français Elie Cohen a accordé un
entretien à Café Babel. Economiste, directeur de recherche au CNRS, professeur à l’Institut d’études politiques de Paris et membre du Conseil
d’analyse économique, Elie Cohen est aussi devenu une figure médiatique. Si son franc-parler et ses talents de pédagogue font mouche sur les
plateaux de télévision, c’est toutefois sa grande rigueur et son acuité intellectuelle qui lui valent aujourd’hui d’être reconnu comme l’un des
spécialistes des politiques publiques et industrielles en France et des questions de régulations économiques et financières dans le nouveau contexte
de l’Europe et de la mondialisation. A la faveur d’une rétrospective historique, il livre dans son dernier ouvrage « une analyse du double mouvement
de globalisation et de déréglementation qui est au fondement de la crise actuelle ». Il y détaille la « triple défaillance » des marchés, de la régulation,
de la théorie économique brutalement révélée par la crise. Dans cet essai, salué comme un brillant exercice de décryptage d’une crise « annoncée
mais impensée », l’établissement d’une gouvernance économique européenne s’impose comme un des éléments clés de sortie de crise et de
maîtrise des soubresauts à venir.

Elie Cohen revient ci-après sur l’Europe au coeur de la tourmente. Ses explications rigoureuses résonnent comme un vibrant plaidoyer en faveur d’un
renforcement de l’intégration européenne. Egratignant au passage, et sans ménagement, le manque de solidarité interétatique, la communication
cacophonique de nos dirigeants, il se pose en héraut d’une union renforcée, plus politique. Où l’économie montre la voie au politique…

Q. Dans un contexte économique fragile, on accuse l’euro de tous
les maux, un coup trop fort, un coup trop faible. Faut-il pour autant
en conclure que sa création était une erreur et qu’il souffre de
faiblesses « congénitales » ?

La situation actuelle n’est pas liée à la faiblesse ou à la force de la
monnaie européenne. Elle trouve son origine dans une succession de
maladresses politiques incroyables et d’erreurs dramatiques de
communication qui ont progressivement transformé un problème de
finances publiques, limité à la Grèce, en un problème de crédibilité
générale de l’euro et de la gouvernance de la zone euro. Cette situation
est le fruit de déclarations politiques intempestives, d’actions toujours à
contretemps, en arrière de la main et petit bras. Le cas grec aurait pu
être résolu il y a trois mois, en mettant 3/4 milliards sur la table.
Aujourd’hui 750 milliards n’y suffisent plus.

Si l’on replonge dans les débats théoriques et idéologiques qui ont
précédé la construction d’une monnaie commune, on constate que les
économistes ne s’étaient pas trompés. Pour eux, la zone euro n’était
pas une zone monétaire optimale.

Pour plusieurs raisons : les cycles économiques des différents pays
n’étaient pas synchrones, il n’existait ni fédéralisme budgétaire, ni
mobilité du facteur travail. Dans ces conditions, il n’était donc pas
souhaitable de créer une monnaie commune. Pour autant, le projet de la
zone euro a suscité de l’enthousiasme car il a été considéré comme un
projet politique. Moi-même, je décrivais à l’époque la création de la zone
euro comme un beau « pari » à tenter même si je n’avais aucune illusion
économique. J’aurais peut être dû analyser plus froidement les chances
politiques de réussite de l’intégration. Nous, économistes, étions
conscients qu’économiquement ce projet ne pouvait fonctionner que s’il
avait un deuxième pied politique. Portés par l’enthousiasme, nous avons
toutefois accepté l’argument qui faisait de la constitution d’une zone
monétaire le premier pas d’un processus d’intégration progressive des
économies européennes. Pour être pérennisé, ce processus devait
connaître un premier mouvement de gouvernement économique, puis
un deuxième mouvement d’intégration politique plus forte. C’est donc la
thèse que j’appellerais thèse du déséquilibre créateur et des
enchainements vertueux qui a prévalu à l’époque : au rythme des
avancées économiques et politiques, on découvre les insuffisances du
système et pour les pallier, on développe des avancées
supplémentaires.

La surprise désagréable est venue des palinodies et du débat
institutionnel incessants des dernières années (succession de traités,
échecs des référendums sur le Traité constitutionnel). Alors qu’en
matière économique, l’Europe avait fait un pas d’une extraordinaire
audace, elle a lamentablement échoué en matière politique et
institutionnelle. Aussi, ce qui se passe actuellement ne fait
malheureusement que confirmer les inquiétudes que les économistes
avaient formulées au moment de la création de la zone euro : une union
économique et monétaire sans union politique, et notamment sans
fédéralisme budgétaire, est soumise à un test majeur dès qu’un choc
asymétrique frappe l’un des pays européen.

Q. Le scepticisme et les inquiétudes s’étaient donc exprimés :
alors pourquoi un tel effet de surprise ?

Si les économistes européens ne sont pas surpris, il y a, par contre,
surprise du côté des investisseurs asiatiques, arabes, chinois, russes ou
latino-américains qui n’avaient pas des raisonnements aussi subtils que
les nôtres.

Ils pensaient que l’Europe et la zone euro était une réalité et qu’il existait
de fait une solidarité européenne. Ils ont découvert à la faveur de la
crise que cette solidarité n’allait pas de soi. Nos amis allemands portent,
à cet égard, une responsabilité majeure dans la crise actuelle. En
l’absence de solidarité, il y a en réalité un euro grec, un euro espagnol,
un euro français. A partir de cette découverte, un mécanisme classique
s’est activé sur les marchés financiers : les investisseurs ont commencé
à considérer d’abord que la Grèce était un mauvais risque, puis que les
pays de la Méditerranée étaient un mauvais risque (notamment à cause
de la stupidité de la caractérisation commune des PIGS).

Ensuite, on a découvert que ce n’étaient pas les pays du sud le
problème, mais l’euro lui-même et maintenant, on se demande si ce
n’est pas l’Europe elle-même qui est un problème.

On voit donc clairement que l’euro n’est pas le coeur du sujet. Le
problème central, ce sont les déséquilibres économiques fondamentaux
au sein de l’Europe que cette crise a révélé de manière spectaculaire.

  1. Nous avons découvert que nous avons notre Chine européenne, l’Allemagne, que nous avons nos Etats-Unis européens, c’est-à-dire des pays très consommateurs et très endettés comme l’Espagne le Portugal, l’Italie et la Grèce ;
  2. nous avons découvert qu’au cours des quinze dernières années, loin de converger, l’économie européenne avait divergé avec des écarts de compétitivité qui s’étaient formidablement accrus ;
  3. nous avons découvert que des pays qui n’étaient pas sérieux fiscalement et budgétairement, il y a quinze ans, l’étaient encore moins aujourd’hui, et qu’à ce niveau aussi, un grand écart s’est installé ;
  4. nous avons découvert que l’Allemagne n’était plus prête jouer un rôle de leader bienveillant de l’Europe et qu’elle entendait davantage défendre ses propres intérêts. Or, si dans une construction politique molle, la puissance hégémonique n’est plus prête à jouer son rôle, c’est l’ensemble de l’édifice qui est menacé.

Q. Pour sortir de cette crise, vous estimez notamment qu’une
gouvernance européenne s’impose. Pouvez-vous nous expliquez
concrètement en quoi consisterait une gouvernance économique
européenne efficace ?

Mettre en place une gouvernance économique européenne c’est pallier
le défaut de gouvernement européen. Au niveau européen, il y a toute
une série de matières qui sont fédéralisées, notamment la politique
commerciale, la politique de concurrence et la politique monétaire.

Parallèlement il existe des politiques non fédéralisées : politique
budgétaire, fiscale et sociale. Or ces deux séries de politiques sont
liées. Ainsi, comme il existe une politique monétaire commune, par le
biais de sa politique budgétaire, un pays peut subvertir la politique
monétaire. Si l’on veut aller vers une Europe capable de marcher sur
ses deux jambes, de sortir de la crise et de progresser dans la voie
intégration, il y a donc des mesures élémentaires à prendre :

  1. créer un fonds de résolution des crises. En cas de choc asymétrique, il faut qu’il y ait une instance capable d’intervenir rapidement, qui dispose des moyens et des outils nécessaires pour venir en aide à un pays en difficulté, et ceci sans faire appel aux 27 pays membres, sans faire appel à des mécanismes de concertation ou de consultation interinstitutionnelle.
    Il nous a manqué une force de frappe financière incarnée par un fonds dédié capable de régler automatiquement une crise ;
  2. agir en amont et coordonner les politiques budgétaires pour ne pas avoir à faire face à ces chocs violents. Il faut donc se doter d’une autorité européenne capable de superviser la préparation des budgets nationaux qui émettrait des certificats de crédibilité économique concernant ces budgets. Il ne s’agit pas d’un pouvoir d’intervention direct ; l’autorité se bornerait à dire publiquement si elle adhère ou pas aux prévisions de croissance sur lesquelles les pays basent leurs hypothèses de retour à l’équilibre. Lorsqu’un gouvernement sera « en faute », il sera obligé de se justifier. Et si l’analyse faite par cette autorité budgétaire et fiscale européenne se révèle bonne et la politique du gouvernement mauvaise, à ce moment là, des procédures doivent
    pouvoir être enclenchées ;
  3. en cas de crise européenne, il faut pouvoir user de la bonne note
    théorique de l’Union européenne pour pouvoir emprunter pour des pays
    qui rencontrent des difficultés de financement. On aborde ici la
    problématique des eurobonds. Il faut pouvoir disposer d’un instrument
    de financement qui repose sur le bon crédit européen et permette
    l’accès à la ressource financière qui viendrait à se tarir pour des pays en
    difficulté ;
  4. mettre en place des mécanismes institutionnels de coordination des
    politiques économiques qui interdisent, par exemple, à un État de
    prendre des initiatives qui pourraient avoir effets délétères sur ses
    voisins sans en avoir préalablement référé à un organe qui pourrait être
    un Conseil de l’Eurogroupe par exemple. La communication calamiteuse
    de la BAFIN (l’autorité allemande de régulation financière), de la
    Chancelière Merkel elle-même ou de M. Weber, président de la
    Bundesbank a produit une cacophonie absolument suicidaire pour la
    construction européenne.

Q. C’est un travail de longue haleine que vous décrivez ici ?

Non pas du tout.

Q. C’est donc simplement une question de volonté politique ? Ce
système peut-il être rapidement mis en place ?

Oui, très clairement. Et si l’on ne met pas rapidement ces mesures en
oeuvre, je pense que la zone euro explosera à un moment ou un autre.

P.-S.

Propos recueillis par Tania GISSELBRECHT

Interview réalisée par Café Babel Strasbourg.

Avec nos remerciements pour leur autorisation de republication - Introduction de Fédéchoses