Imaginons les États-Unis d’Europe…

, par David Soldini

D. SOLDINI a également publié un texte sur le même sujet dans la nouvelle
revue, Usbek et Rica, Paris, distribuée en librairie
http://www.usbek-et-rica.fr

Et si l’idée d’États-Unis d’Europe était aussi ancienne que l’idée d’État italien, français ou allemand ? Laissons nous quelques instants porter par cette hypothèse saugrenue et inventons l’histoire imaginaire d’une idée, les États-Unis d’Europe.

Puisant ses racines dans le même terreau idéologique que le concept moderne d’État, elle aurait les mêmes références. Songeons à Kant, à la fin du 18e siècle, illuminant de son génie dialectique tant l’idée d’État de droit que celle de Fédération des États, rédigeant un manuel pour la paix universelle à l’usage des hommes de son temps. Sa puissance dialectique l’aurait sans doute amené à indiquer un chemin praticable, des règles provisoires à respecter avant le grand bon fédéral salutaire pour l’humanité (Traité de paix perpétuelle, 1795). La Fédération européenne et mondiale apparaîtrait comme un prolongement naturel du concept d’État : ce dernier garantirait la paix sociale entre individus alors que l’union fédérale des États assurerait la paix internationale.

Passant de la théorie à la pratique, les jeunes républicains du 19e, observant la consolidation des États-Unis d‘Amérique, auraient pu eux aussi rêver à un avenir radieux où les nations européennes unies ne guerroieraient plus. Giuseppe Mazzini, libérateur de l’Italie, après avoir créé Giovane Italia, son mouvement pour l’unité italienne, aurait fondé une Giovane Europa, prônant la « Sainte alliance » des peuples européens contre celle des souverains (Berne, 1834) En France, alors que l’affrontement entre monarchistes et républicains déchirait le parlement, le jeune Victor Hugo se serait élevé au dessus de cette triste cohue pour proclamer une ode à l’Europe : « Un jour viendra où la France, vous Russie,vous Italie, vous Angleterre, vous Allemagne, vous toutes, nations du continent, sans perdre vos qualités distinctes et votre glorieuse individualité, vous vous fondrez étroitement dans une unité supérieure, et vous constituerez la fraternité européenne » (Paris, 1848) Il aurait baptisé cette prophétie « les États-Unis d’Europe ».

Imaginons alors la fin du 19e siècle, à l’époque où les nations européennes se cristallisent, se renforcent, se renferment, pour préparer le grand affrontement du siècle à venir. Aux quatre coins de l’Europe, des libertaires, des socialistes, des républicains, inspirés par l’idée de paix se seraient réunis pour promouvoir les États-Unis d’Europe. Giuseppe Garibaldi, Mikhail Bakounine, les saint-simoniens, des intellectuels et des hommes d’action progressistes de toute l’Europe parvenant à dépasser leurs divergences pour défendre ensemble ce projet d’union (Genève, 1867. Création de la revue Les États-Unis d’Europe). Proudhon n’aurait pas été en reste. Il aurait mis sa formidable verve au service de la conceptualisation d’un principe fédératif, son anarchisme se mutant en fédéralisme (Le Principe fédératif, 1863).

Victor Hugo, au crépuscule de sa vie, aurait exhorté une ultime fois ses compagnons politiques, décrivant encore ce projet universel : « Elle s’appellera l’Europe au vingtième siècle, et aux siècles suivants, plus transfigurée encore, elle s’appellera l’Humanité » (V. Hugo, 1867). Les premiers socialistes n’auraient pu faire autrement qu’être internationalistes. La défense de Dreyfus par Jean Jaurès ou Charles Péguy aurait signifié bien plus que la défense de l’égalité de tous les Français : elle aurait symbolisé l’union du genre humain.

Projetons nous au lendemain du premier conflit mondial, alors que la réaction s’organise pour élaborer le projet politique le plus sombre de l’histoire de l’Humanité, mêlant nationalisme, antisémitisme et autoritarisme. Des non-conformistes, inspirés par les premiers anarchistes et socialistes, se seraient levés contre ces idées. En France, les milieux chrétiens progressistes alliés aux socialistes antimarxistes pour combattre les visions exclusivement matérialistes ou spiritualistes de la politique auraient formé les premiers mouvements politiques prônant le fédéralisme européen pour contrer la progression des idéologies fasciste et communiste. Un courant philosophique aurait vu le jour, s’inspirant de l’anarchisme proudhonien, précédant l’existentialisme pessimiste de Sartre,prônant un ordre nouveau, une société nouvelle, forcément universelle, au service de la personne humaine. Le « personnalisme » se définirait comme un mouvement de résistance contre le marxisme matérialiste et le fascisme spiritualiste (Ordre nouveau, 1930 — Esprit, 1932).

Ces utopistes auraient sans doute conflué dans les mouvements de résistance pendant la Seconde Guerre mondiale, luttant pour une libération non nationale mais européenne. Imaginons au fin fond des geôles fascistes, des socialistes, libéraux, républicains, libertaires pensant ensemble un projet politique pour «  l’Europe de demain, une Europe libre et unie » (Ventotene, 1941- Manifeste pour une Europe libre et unie). Conscients que leurs différences idéologiques n’avaient guère de sens dans une Europe divisée, en proie à un risque de guerre permanent, ils auraient conçu le projet d’union de l’Europe comme un préalable nécessaire à toute forme de progrès. L’Europe en guerre aurait assisté à la naissance de nouvelles organisations politiques transnationales, les mouvements fédéralistes (Milan, 1943). Se réunissant dans la clandestinité, en Suisse, à Paris ou à Milan, ces résistants, plutôt que de combattre uniquement pour la libération de leur État auraient prôné la création d’une Fédération européenne. Imaginons alors les revues résistantes, en premier lieu le mythique Combat d’Albert Camus et d’Henry Frenay, multipliant les appels à l’Union : «  nous construirons ensemble avec les autres peuples une Europe unie sur une base juridique dans la liberté, l’égalité et la fraternité » (Frenay, Combat, 1942).

Et si, au lendemain de la guerre, Winston Churchill lui-même, troquant ses habits de chef de guerre pour ceux de bâtisseur de paix aurait appelé à nouveau à la création des États-Unis d’Europe ? « C’est la voie pour que des centaines de millions d’êtres humains aient la possibilité de s’accorder ces petites joies et ces espoirs qui font que la vie vaut la peine d’être vécue » (Zurich, 1946). Konrad Adenauer, Alcide De Gasperi, Edouard Daladier, Lord Layton, Paul Reynaud, le jeune François Mitterrand, la classe politique européenne d’hier et de demain, et pourquoi pas des intellectuels comme Bertrand Russell ou Denis de Rougemont, répondant à l’appel, réunis sous la présidence du « condottiere » britannique, auraient essayé de construire enfin l’Europe unie. (Congrès de La Haye, 1948).

Le Ministre des Affaires étrangères français aurait alors pu faire son entrée en scène, la plume inspirée par un discret haut fonctionnaire. Proposant à l’Allemagne la mise en commun du charbon et de l’acier, il se serait lui même pris à rêver : « Cette proposition réalisera les premières assises concrètes d’une Fédération européenne indispensable à la préservation de la paix. » (Déclaration Schuman, 1950).

Un Ministre de la République française et un haut fonctionnaire, victime de rêveries, décidément nous aurons vraiment tout imaginé. Mais rassurez-vous, si une once de tout cela eut été vraie, nul doute que nous serions aujourd’hui citoyens d’Europe et pourquoi pas, citoyens du monde.

Frise chronologique

  • 1713 : Charles-Irénée Castel de Saint-Pierre (1658-1743), connu sous le nom d’Abbé de Saint-Pierre, rédige un Projet de paix universelle entre les nations. Il s’inspire des difficiles discussions diplomatiques ayant précédé le traité d’Utrecht (1712-13).
  • 1727 : Charles-Louis de Secondat, baron de La Brède et de Montesquieu(1689-1755) écrit ses Réflexions sur la monarchie universelle en Europe. Il affirme : « L’Europe n’est plus qu’une nation composée de plusieurs, la France et l’Angleterre ont besoin de l’opulence de la Pologne et de la Moscovie, comme une de leurs provinces a besoin des autres : et l’État qui croit augmenter sa puissance par la ruine de celui qui le touche s’affaiblit ordinairement avec lui ».
  • 1756 : Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) écrit son Jugement du projet de paix perpétuelle de Monsieur l’Abbé de Saint-Pierre qui ne sera publié qu’en1782.
  • 1795 : Parution du Projet de paix perpétuelle - Projet philosophique d’Emmanuel Kant (1724-1804). Le philosophe allemand propose la constitution d’une fédération européenne puis mondiale comme seul remède à la guerre.
  • 1834 : Giuseppe Mazzini (1805-1872) fonde à Genève un mouvement révolutionnaire transnational, Giovane Europa. L’objectif est de coordonner l’ensemble des mouvements politiques aspirant à l’indépendance nationale en Europe.
  • 1849 : Le 21 août, Victor Hugo (1802-1885) prononce le discours d’ouverture au Congrès de la paix de Paris et prône la constitution des États-Unis d’Europe.
  • 1863 : Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865) écrit Du principe fédératif. Cette oeuvre est considérée comme une des premières théorisation du fédéralisme politique en Europe.
  • 1867 : Création de la revue, Les États-Unis d’Europe, par les participants à la Conférence de la Paix organisée à Genève. Il s’agit de la première réunion de la Ligue internationale de la Paix et de la liberté. Giuseppe Garibaldi (1805-1882) et Michel Bakounine (1814-1876) figurent parmi les participants.
  • La même année Victor Hugo écrit la préface au Paris guide, publié à24 l’occasion de l’exposition universelle dans laquelle il prophétise une nouvelle fois l’avènement des États-Unis d’Europe. Il renouvelle son appel en 1872 dans une lettre adressée au Congrès de la Paix de Lausanne.
  • 1903 : Le terme personnaliste apparaît pour la première fois. Charles Renouvier (1815-1903), philosophe français, publie Le personnalisme,faisant remonter cette idée à Kant.
  • 1930 : Alexandre Marc (1904-2000) créé le mouvement Ordre Nouveau,« contre le désordre capitaliste et l’oppression communiste, contre le nationalisme homicide et l’internationalisme impuissant, contre le parlementarisme et le fascisme, l’Ordre nouveau met les institutions au service de la personnalité et subordonne l’État à l’homme ».
  • 1932 : Emmanuel Mounier (1905-1950) fonde la revue Esprit qui s’affirme comme la principale revue philosophique personnaliste.
  • 1941 : À Ventotene, minuscule île au large de Rome, des anti-fascistes italiens, parmi lesquels figure notamment Altiero Spinelli (1907-1986), rédigent le Manifeste pour une Europe libre et unie, connu sous le nom de Manifeste de Ventotene.
  • 1940-1945 : Combat, multiplie les appels à l’union de l’Europe. Le texte reproduit dans l’article est tiré d’un manifeste de 1942 et signé Henry Frenay (1905-1988).
  • 1943 : Les 27 et 28 août, Altiero Spinelli, en compagnie notamment d’Ernesto Rossi (1897-1967), fonde le Movimento Federalista Europeo à Milan.
  • 1945 : En mars, différents mouvements fédéralistes de la résistance se rencontrent à Paris. On retrouve notamment le MFE de Spinelli, le Comité français pour la fédération européenne organisé à l’initiative du groupe de résistants Franc-Tireur (Lyon) ou Libérer et fédérer (Toulouse) créé par Silvio Trentin (1885-1944). Ils créent le Comité international pour la fédération européen. Albert Camus fait partie du premier secrétariat de l’organisation.
  • 1946 : Le 19 septembre, Winston Churchill (1874-1965), prononce à l’Université de Zurich un discours dans lequel il invite les pays européens à constituer les États-unis d’Europe.
  • 1947 : Premier congrès de l’Union Européenne des Fédéralistes à Montreux. L’UEF a vocation à réunir l’ensemble des mouvements fédéralistes européens. Alexandre Marc devient le premier Secrétaire général de l’organisation.
  • 1948 : Du 7 au 10 mai, quelques 750 délégués de toute l’Europe se réunissent à La Haye. Le Congrès de La Haye débouche sur la création du Mouvement européen et du Conseil de l’Europe en 1949.
  • 1950 : Le 9 mai, le Ministre des Affaires étrangères français, Robert Schuman (1886-1963), inspiré par Jean Monnet, propose à l’Allemagne la création d’une Communauté européenne du charbon et de l’acier. C’est l’acte fondateur de l’Union européenne que nous connaissons.