Crise de la Grèce… crise de l’Europe… crise de la gauche…

L’Europe en crise ou crise de l’Europe ?

Editorial de la revue Cahier, n° 25, juin 2015, du Graspe, Groupe de réflxion sur l’avenir du service public Europén – Bruxelles

L’Europe traverse la crise plus grave de son histoire depuis la période de l’après-guerre. Elle n’est pas seulement économique, mais aussi sociale, politique et morale. Où est l’Europe des idéaux et des valeurs humaines qui a mobilisé des générations de citoyens et qui nous a transmis un message d’espoir et de confiance ?

L’heure n’est guère à l’optimisme. Le continent européen est malade. Le PIB par habitant reste inférieur à son niveau de 2007. Le niveau d’investissement productif a chuté de plus de 20 % par rapport à la situation d’avant-crise. Malgré les timides signes de reprise, le chômage reste très élevé en Europe, atteignant 27 % en Grèce et 23 % en Espagne, dont plus de la moitié sont des jeunes. Les classes moyennes ont été frappées par la pauvreté à cause de la baisse des salaires réels imposée par la Troika.

La zone euro apparaît plus que jamais en voie de désintégration. Au lieu de combler les écarts de développement entre les Etats, elle a produit une divergence croissante alimentée par des transferts de ressources des pays pauvres vers les riches. Il n’y a pas eu de réponse solidaire à la crise, et les atermoiements de l’Union européenne (UE) n’ont fait qu’aggraver celle-ci. L’Europe a réagi tardivement pour mettre en place des instruments de gestion de la crise. Le but de l’euro n’est-il pas de créer une Europe plus unie ?

Malgré les sauvetages successifs, la Grèce est aujourd’hui incapable de faire face à sa dette et de collecter les impôts et en même temps elle doit répondre aux besoins urgents d’une partie de la population vivant dans des conditions précaires.

Depuis 2009, l’économie grecque a perdu 88 milliards de son produit intérieur brut soit une diminution de plus d’un quart. Alors que l’Europe et le FMI s’obstinent à mener un bras de fer avec le gouvernement de gauche radicale Syriza, on finit par oublier que la crise grecque est d’abord humaine. On ne parle pas assez de la grave crise humanitaire que traverse le pays où une partie de la population ne parvient pas à se nourrir. En mars, la Commission européenne a débloqué une aide d’urgence de 2 milliards pour des raisons humanitaires mais s’est interdit de préciser que ces fonds devaient être dépensés pour la « croissance et la cohésion sociale » (!). Cette somme est minuscule par rapport aux prêts concédés à la Grèce pour payer ses créanciers.

Les créditeurs veulent pousser la Grèce vers une situation de cessation de paiements. Il est aujourd’hui évident que l’austérité a mis en faillite l’économie grecque qui de ce fait se retrouve confrontée à une grave crise de « liquidité ». Des économistes sérieux, non suspects de sympathie « gauchiste » comme Charles Wyplosz ou Paul de Grauwe avouent que la Grèce a été punie sévèrement en lui imposant des surplus primaires élevés difficilement acceptables en pleine récession. Certes, la Grèce a besoin de réformes pour sa survie économique. Toutefois, il faut s’accorder sur la signification de ces réformes dont certaines sont nécessaires en particulier dans le domaine fiscal pour mettre fin à une situation insoutenable d’évasion fiscale. D’autres réformes concernant le marché du travail, par exemple, viseraient à baisser les salaires réels pour faciliter les ajustements structurels ou encore les privatisations qui deviendraient difficiles à assumer par un Etat exsangue disposant de peu d’actifs publics.

Nous sommes à un point de non-retour. Si l’Union monétaire est réversible, la spéculation repartira. Si la Grèce faisait partie d’un véritable système fédéral, elle pourrait bénéficier de garanties du système fédéral. Si le Texas ou la Californie se déclarait en faillite, il n’y aurait aucun effet domino, c’est-à-dire que la crise de la dette se transformerait en crise bancaire. Si cela s’avérait impossible pour la Grèce de faire face à ses dettes, elle n’aurait pas d’autre possibilité que de sortir de l’Union monétaire. Car elle ne pourrait pas permettre que son système bancaire soit insolvable en entraînant davantage de chômage et d’instabilité politique. Le fonds de la question est de savoir si la BCE est disposée à soutenir le système bancaire grec en cas de défaut de l’Etat grec sur la dette publique.

Crise de citoyenneté

L’autre crise est la crise de la citoyenneté européenne, sans doute plus grave que celle de la zone euro, car elle mine les fondements de la démocratie européenne. La désaffection vis-à-vis des institutions européennes a atteint des sommets. Le Parlement européen s’est vu octroyer au fil des traités, des pouvoirs accrus pour faire face au « déficit démocratique » de la construction européenne. En revanche, les taux de participation aux élections européennes n’ont jamais été aussi bas. Dans le pays qui a le plus bénéficié des aides européennes, la Pologne, un conservateur anti-européen a été élu. Au Royaume Uni, le Premier ministre Cameron a été réélu sur la base d’un programme qui prévoit un référendum sur la sortie de l’UE. Les populismes de tout bord font florès sur les thèmes de l’euro, de l’immigration et du protectionnisme. Dans le Sud de l’Europe, s’organisent des mouvements de réaction aux politiques d’austérité, en Grèce avec Syriza et en Espagne avec Podemos.

Depuis la crise, on assiste à un échec du projet de solidarité européenne. L’Union est guidée aujourd’hui par des intérêts purement économiques, qui se réduisent souvent à un terrain d’affrontement entre les pays créanciers et les pays débiteurs. Le projet d’intégration politique est passé au second plan, renvoyé aux calendes grecques. « Il faut unir non pas des Etats, mais des citoyens », disait Jean Monnet. Aujourd’hui, cet idéal semble trahi par la suprématie des égoïsmes nationaux.
Un New Deal pour l’Europe

Depuis 2010, l’UE et ses Etats membres ont entrepris des politiques économiques qui n’ont fait qu’aggraver la crise plus sévère qu’ailleurs et sa propre cohésion interne. Si l’économie européenne avait été gérée selon les préceptes de la « bonne économie », nous aurions, disent les experts un surplus de produit intérieur brut d’environ 17 % à l’échelle européenne. En revanche, il s’est produit au cours de ces dernières une terrible dévastation des biens publics sacrifiés sur l’autel de la grande finance au nom de la stabilité macroéconomique ! Même si elle a mis en place des instruments de gestion de crise, son système de gouvernance économique doit être largement réformé dans le sens d’un renforcement des institutions européennes. Mais ces réformes, sans lesquelles la zone euro reste vulnérable à d’autres crises, doit s’accompagner d’une véritable stratégie de croissance et d’emplois car la politique monétaire, aussi vigoureuse soit-elle, ne saurait suffire à assurer un développement économique sur des bases durables.

Le Plan Juncker, avec la constitution d’un fonds de garantie géré par la Banque Européenne d’Investissement (BEI) est un pas important allant dans cette direction. Etant donné que les intérêts restent voisins de zéro, il convient de réaliser des investissements publics structurants – soutenus par la BEI et autres institutions financières internationales – qui puissent créer des emplois à court terme et engendrer des retours élevés sur le long terme.

Lancée en 2014, l’initiative citoyenne pour un plan spécial pour le développement durable et l’emploi va dans ce sens. Elle réclamait un programme d’investissements publics pour la production et le financement de biens publics européens, notamment en matière d’énergie renouvelables, recherche et innovation, réseaux d’infrastructure, agriculture écologique, protection de l’environnement et patrimoine culturel ; un Fonds de Solidarité Européen pour financer des emplois pour les jeunes ; l’augmentation des ressources propres du budget européen à travers une taxe sur les transactions financières et la taxe sur les émissions de carbone. Un plan ambitieux, certes, mais réaliste, qui s’est heurté au mur de l’indifférence des Etats.

Récemment, le philosophe allemand Jürgen Habermas a démontré que les déficiences de l’Union monétaire étaient dues au manque de régulation politique au niveau européen. La méthode inter-gouvernementale a montré ses limites car elle est fondamentalement inefficace et non démocratique, donc sans légitimité. Cette tension entre les impératifs économiques et financiers de résoudre la crise et l’absence d’un pouvoir politique européen démocratiquement élu conduit à la fragmentation politique de l’Europe. Il est plus que jamais nécessaire d’inventer des procédures de transfert de la souveraineté au niveau supranational sans affaiblir des procédures démocratiques nationales. C’est au niveau de la zone euro qu’il faut faire preuve d’imagination pour formaliser des institutions capables de coordonner les politiques économiques pertinentes qui puissent répondre aux besoins et aux aspirations des citoyens. Bref, notre modèle européen doit être profondément remanié pour mettre l’Europe sur la voie d’une croissance soutenable et largement inclusive.

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