À propos de l’éventuelle ratification de la Charte européenne sur les langues régionales ou minoritaires par la France

La Charte européenne des langues régionales ou minoritaires et le droit français : quels obstacles juridiques à la ratification ?

, par Jean-Marie Woehrling

Curieux destin que celui de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires en France. Alors que celle-ci est le seul pays européen à avoir retenu une incompatibilité de sa Constitution avec la Charte et reste un des rares pays de l’Union européenne (UE) à ne pas l’avoir ratifiée, c’est aussi en France que la Charte a fait l’objet des débats les plus intenses. Dans aucun pays, la littérature politique et juridique sur le sujet n’a été aussi abondante. Pourtant le contenu et l’objet de la Charte reste encore largement incompris en France. Sujet de beaucoup de fantasmes, elle n’a guère donné lieu à des examens attentifs. Réactions d’autant plus paradoxales que la Charte peut être évaluée comme un instrument bien adapté autant à la situation des langues régionales de France qu’au cadre juridique français.
Il est donc nécessaire de présenter le système de protection de la Charte avant de porter une appréciation sur la manière dont le débat juridique s’est développé à son sujet en France. Le droit français qui est très défavorable aux langues régionales doit évoluer pour rejoindre les standards européens exprimés par la Charte.

A. Les caractéristiques essentielles de la Charte

La Charte présente huit caractéristiques principales.

  1. Une protection directe des langues. Ce document international se distingue par son objet : la protection d’un bien culturel européen, à savoir les langues régionales et minoritaires. La Charte ne pose pas la problématique des langues régionales et minoritaires en termes de groupes minoritaires. Son projet intéresse tous les citoyens européens. La protection des langues régionales ou minoritaires est l’affaire de tous. Ce n’est pas seulement le problème des locuteurs de ces langues.
  2. Des obligations juridiques pour les Etats plutôt que des droits propres aux locuteurs. La Charte s’adresse à des instances publiques pour les amener à prendre des engagements en faveur de la protection des langues régionales minoritaires.
  3. Une exigence d’actions positives. La Charte ne se satisfait pas de prohiber des comportements négatifs de la part des Etats à l’encontre de certaines langues. Elle veut obtenir des autorités publiques des engagements positifs, une politique résolue de soutien et de promotion à l’égard des langues régionales ou minoritaires.
  4. La complémentarité langue nationale – langues régionales. La Charte ne se place pas dans un contexte d’opposition entre la langue nationale et les langues régionales. Elle opte clairement pour un contexte de plurilinguisme et de pluralisme culturel. La Charte est également fondée sur une certaine idée de tolérance et de respect de la différence et des identités.
  5. Des régimes juridiques différenciés selon les langues. La reconnaissance de l’égale dignité des langues et cultures ne nie pas pour autant la différence de position juridique et de fonction sociale des langues et cultures. Respecter d’une manière égale toutes les langues et cultures européennes n’implique pas de vouloir leur appliquer le même statut, les mêmes protections juridiques ou la même position au plan des instances politiques.

Ces caractéristiques de la Charte en font un instrument d’une grande originalité et expliquent la difficulté rencontrée souvent par ses promoteurs pour que celle-ci soit comprise dans ses objectifs et dans ses méthodes. De plus, la Charte ne se conçoit pas comme une alternative aux autres instruments de protection élaborés par le Conseil de l’Europe (Convention européenne des Droits de l’Homme ou Convention-cadre pour la Protection des Minorités nationales). Elle les complète au plan des droits culturels.

La Charte est organisée autour de deux parties principales :

  • une partie générale qui fixe des principes et des objectifs communs à tous les Etats et à toutes les langues ; c’est la Partie II ;
  • des engagements concrets, particuliers, pouvant varier selon les Etats et les langues ; c’est la Partie III.

Dans les deux cas, Partie II ou Partie III, nous avons affaire à des dispositions, à des engagements juridiques qu’il revient aux Etats d’exécuter dans leur ordre interne. Cependant, au niveau de la Partie II, ces obligations sont exprimées de façon générale , alors que dans la Partie III ils se déclinent dans des mesures plus concrètes parmi lesquelles les Etats peuvent effectuer un choix pour mettre en oeuvre la promotion des langues régionales ou minoritaires . Les principes généraux figurant dans la Partie II sont valables pour toutes les langues et pour tous les Etats. La Partie III de la Charte propose aux Etats une panoplie de mesures concrètes en fonction des situations particulières des différentes langues, en donnant aux Etats la possibilité de s’engager pour telle ou telle mesure particulière. En quelque sorte, la Charte propose dans la Partie III aux Etats un « menu » de modalités pratiques en vue de la concrétisation des objectifs de la Partie II.

B. La situation des langues régionales en France

La France est caractérisée par un grand nombre de langues régionales ou minoritaires présentant de très grandes différences. La France métropolitaine comporte une vingtaine de langues traditionnellement parlées sur son territoire. A cela, il faut ajouter plusieurs dizaines langues pratiquées dans les régions d’Outre Mer.

Depuis la Révolution, jusqu’à une période récente ces langues étaient considérées comme une menace pour l’unité nationale. Elles étaient combattues par le système de l’instruction publique, ignorées par l’appareil administratif ou judiciaire et généralement méprisées comme des expressions linguistiques inférieures (patois). Depuis une trentaine d’années la législation a même renforcé l’obligation du recours au français dans les domaines administratifs et économiques.

La situation des langues régionales de France est extrêmement précaire. Le nombre de leurs locuteurs a fortement baissé. Elles sont désormais profondément marginalisées.

Si de timides mesures ont été prises en faveur de ces langues depuis les années 1980, par exemple en matière de toponymie bilingue, celles-ci restent largement inefficaces pour éviter l’affaiblissement constant de ces langues. Ce n’est que vers le milieu des années 1980 qu’un enseignement bilingue a été développé, mais il ne touche qu’un pourcentage très limité des familles potentiellement intéressées et se concentre dans les classes maternelles et primaires. La présence des langues régionales dans les médias publics est sporadique. Elles sont interdites dans l’administration. La part des budgets culturels qui leur est consacrée est infinitésimale. En bref, il n’y a pas de soutien public sérieux et efficace au bénéfice de ces langues. Pourtant, en 2008 un article 75-I a été introduit dans la Constitution, aux termes duquel « les langues régionales appartiennent au patrimoine de la France ». Cette disposition exprime la même préoccupation que la Charte européenne : les langues régionales constituent un patrimoine culturel commun qu’il revient à la collectivité de protéger.

Une adhésion à la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires impliquerait la volonté de développer, comme la Charte le demande, « une action résolue » en faveur de ces langues de manière à permettre leur transmission aux jeunes générations et leur présence effective dans la vie publique. Les autorités françaises ne se sont cependant nullement converties à une telle politique. Elles estiment, bien à tort, que ce qu’elles font pour les langues régionales satisfait déjà aux exigences de la Charte. C’est dans cet esprit qu’elles ont résolu d’adhérer à la Charte

C. La réception de la Charte en France

Le 7 mai 1999, la France a signé la Charte à l’occasion du sommet organisé par le Conseil de l’Europe à Budapest. Cette signature était toutefois accompagnée d’une « déclaration interprétative » qui avait pour but de limiter significativement les engagements que la France acceptait de souscrire par son adhésion à la Charte. Néanmoins, le 15 juin 1999, le Conseil constitutionnel a estimé que la Charte est incompatible avec « les principes constitutionnels d’indivisibilité de la République, d’égalité devant la loi, d’unicité du peuple français et d’usage officiel de la langue française », comme le résume le Conseil d’Etat dans son avis du 30 juillet 2015 défavorable à la ratification.

Cette position du Conseil constitutionnel ne peut que surprendre car 25 Etats européens pour qui le principe d’égalité a également une valeur constitutionnelle, qui affirment pareillement l’unité de leur peuple et qui ont eux aussi une langue officielle n’ont pas considéré que la Charte mettait en cause ces principes. En réalité, la Charte ne porte pas atteinte à l’égalité des citoyens, à l’unité de l’Etat ou aux prérogatives de la langue nationale. Le Conseil constitutionnel a développé une conception de la Charte non fidèle à son contenu et procédé à une interprétation extrêmement négative de la Constitution au regard de la diversité linguistique.

Dès lors, pour ratifier la Charte, une réforme constitutionnelle est devenue nécessaire en France. En toute bonne logique, cette réforme doit manifester le rejet de la position du Conseil constitutionnel. Cependant le gouvernement français voudrait ratifier la Charte tout en confirmant l’interprétation de la Constitution donnée par le Conseil constitutionnel, ce qui est contradictoire.

À cette fin, le projet de loi constitutionnelle tendant à la ratification de la Charte ne se borne pas autoriser cette ratification, mais se réfère à la déclaration de 1999 affirmant notamment que cette ratification ne confère pas de droits collectifs aux locuteurs des langues régionales ou minoritaires, qu’elle ne remet pas en cause le principe selon lequel l’usage du français s’impose aux usagers dans leurs relations avec l’administration et les services publics et qu’elle préserve le caractère facultatif de l’enseignement des langues régionales ou minoritaires. Ces notions font référence à la jurisprudence du Conseil constitutionnel très restrictive au regard des langues régionales, laquelle se trouve ainsi confirmée. Le Conseil constitutionnel pourra ainsi s’opposer aux mesures qui seraient nécessaires pour appliquer la Charte. Il pourra à l’avenir s’opposer à ce que l’acquisition d’une langue régionale soit reconnue comme un droit car celui-ci serait analysé comme un droit collectif au bénéfice de locuteurs de langues régionales. De même, il pourra faire obstacle à l’utilisation de langues régionales dans le cadre des autorités publiques.

En d’autres termes, le projet permettra de ratifier la Charte mais aussi de s’opposer à une mise en œuvre effective de celle-ci. D’ailleurs, aucun projet de loi visant à améliorer la situation des langues régionales dans l’esprit de la Charte n’est prévu. Au contraire, la quasi-totalité des amendements en vue d’améliorer la situation légale des langues régionales, proposés lors de l’examen de propositions de lois diverses, ont été rejetés à la demande du gouvernement, fidèle en cela à la position de tous ses prédécesseurs de gauche ou de droite. A Paris, beaucoup pensent que les engagements que France accepte de souscrire en vertu de la Charte sont déjà mis en œuvre. Il n’y a pas de mesures légales supplémentaires à prendre. La ratification permettra par contre de faire taire les revendications des promoteurs des langues régionales : ceux-ci ne pourront plus reprocher à la France de ne pas avoir ratifié la Charte.

Ceci explique que de nombreuses organisations de promotion des langues régionales sont hostiles à ce projet de loi constitutionnelle s’il conserve une référence à la déclaration interprétative. Par ailleurs, cela ne fait sens de ratifier la Charte que si l’on a l’intention de la mettre en oeuvre effectivement. Ceci implique que les autorités françaises mettent en place une véritable politique de soutien efficace aux langues régionales. Cela nécessiterait une loi donnant un vrai statut à ces langues et garantissant un système d’enseignement accessible pour toutes les familles qui le souhaitent. Si l’on considère les langues régionales comme un patrimoine culturel commun menacé, des actions énergiques en faveur de ces langues dans la vie publique et culturelle sont indispensables.

Plutôt que de procéder à une ratification formelle de la Charte dépourvue de toute suite concrète, il faudrait que la France s’engage d’abord dans la mise en œuvre effective des principes et des actions figurant dans la Charte. Une fois qu’elle aura réalisé, de manière effective, les orientations de la Charte, elle pourra la ratifier comme couronnement de son action en faveur des langues régionales.

P.-S.

Jean-Marie Woehrling
Président de Tribunal administratif honoraire - Strasbourg