Réflexions fédéralistes

Le Pape et le journaliste

, par Jacques Fayette

Recevant l’Union des Fédéralistes Européens à Castel Gandolfo le 11 novembre 1948, le pape Pie XII récusait ceux qui affirmaient qu’il fallait que le souvenir de la guerre fût estompé pour penser à la construction européenne.
« Il n’y a pas de temps à perdre. Et si l’on tient à ce que cette union atteigne son but, si l’on veut qu’elle serve utilement la cause de la liberté et de la concorde européenne, la cause de la paix économique et politique intercontinentale, il est grand temps qu’elle se fasse. Certains se demandent même s’il n’est pas déjà trop tard. »

Dans La Repubblica du 8 juillet 2017, près de 70 ans plus tard, Eugenio Scalfari relate son entretien avec le Pape François au cours duquel le Souverain Pontife affirme son attachement à la construction d’une Europe fédérale.

Qui est Eugenio Scalfari ? Né en 1924, il a été député socialiste et a fondé le quotidien La Repubblica en 1976. Le journal ayant des difficultés financières, il fut dans un premier temps aidé puis finalement acquis par Carlo de Benedetti en 1996. Dans le chapitre 10 de l’ouvrage Carlo de Benedetti l’Européen le propriétaire raconte cette acquisition et explique qu’il a laissé une liberté totale à la rédaction en demandant seulement à des journalistes inquiets, de respecter deux orientations politiques : en faveur d’une économie libre et de la construction européenne.

Eugenio Scalfari est une des plus grandes figures de la gauche libérale italienne et d’une gauche laïque. Son quotidien, le deuxième en Italie (après Il Corriere della Sera) tire maintenant à 230 000 exemplaires et son édition sur internet connaît un succès considérable. Le successeur d’Eugenio Scalfari a été jusqu’en janvier 2016, l’également remarquable Enzo Mauro qui avait pris l’habitude d’enregistrer ses conférences de rédaction et de les rendre accessibles en vidéo sur le site du journal. Parmi les grandes signatures, citons Federico Rampini, correspondant aux États-Unis et auteur de plusieurs ouvrages d’économie à la frontière de la philosophie, citons aussi Barbara Spinelli fille d’Altiero Spinelli et d’Ursula Hirschmann, maintenant députée européenne.

La Repubblica est un des grands titres de la presse européenne, avec l’Espresso, hebdomadaire du même groupe, il a mené une lutte acharnée contre Silvio Berlusconi et ses articles sont souvent traduits et repris par des confrères européens. Eugenio Scalfari maintenant retraité, continue à écrire régulièrement dans l’édition dominicale de son ancien journal, il reste un agnostique affirmé mais s’est pris de passion pour le pape François auquel il rend régulièrement hommage ce qui lui vaut chaque 6 avril, jour de son anniversaire, un coup de téléphone du successeur de Pierre.

Ce 6 juillet, un autre coup de téléphone du pape argentin s’inquiétait de la santé du nonagénaire qui depuis plusieurs semaines ne faisait plus paraître son article hebdomadaire et de l’inviter à venir lui rendre visite le même jour, sur le coup des quatre heures à Santa Marta.

L’entretien entre le pontife et l’incroyant porte tout d’abord sur le dossier de l’immigration à la veille d’un G20 où il craint que s’affirment, sous la pression des peuples, les égoïsmes nationaux. Il le raconte dans l’édition du 8 juillet du journal.
« Pour cette raison mais pas seulement, l’Europe doit se doter au plus vite d’une structure fédérale. Les lois et les comportements politiques qui en découleront seront établis par le gouvernement fédéral et le parlement fédéral et non individuellement par des pays confédérés […] ou l’Europe devient une communauté fédérale ou bien elle ne comptera pour rien dans le monde ».

Ces positions sont conformes à celles exprimées par lui-même lors de son discours au Parlement européen le 26 novembre 2014 et encore plus près, lors du discours qu’il a prononcé à Rome le 6 mai 2016, lors de la remise du prix Charlemagne où il s’inquiétait de la torpeur de l’Europe :

« Que t’est-il arrivé, Europe humaniste, paladin des droits de l’homme, de la démocratie et de la liberté ? Que t’est-il arrivé, Europe terre de poètes, de philosophes, d’artistes, de musiciens, d’hommes de lettres ? Que t’est-il arrivé, Europe mère de peuples et de nations, mère de grands hommes et de grandes femmes qui ont su défendre et donner leur vie pour la dignité de leurs frères ? »

On peut donc s’étonner que lors des élections présidentielles françaises, un parti faisant du qualificatif chrétien son signe distinctif, ait exposé son hostilité à l’institution d’une Europe autre que celle reposant sur des nations étroitement souveraines, c’est-à-dire celle qui a conduit aux tragédies du siècle passé, allant même jusqu’à soutenir au deuxième tour, un parti qui a fait sa raison d’être de la lutte contre l’Europe.

À la fin de l’entretien avec Eugenio Scalfari, le Saint-Père accompagne le visiteur de treize ans son aîné, ouvre la porte de sa voiture et l’aide à s’installer. Que croyants et incroyants trouvent dans les paroles de ce fils d’immigrés, une inspiration pour construire ce qu’Alexandre Marc appelait une « terre décisive ».de fracture entre le nationalisme et le fédéralisme.

P.-S.

Jacques Fayette
Professeur honoraire des universités - Lyon

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