La propagation de l’idée fédéraliste lui tient même tant à coeur que, le 5 février 1863 (quelques jours avant la sortie du Principe), Proudhon écrit au Ministre de l’intérieur pour lui demander l’autorisation de faire paraître un nouveau journal qui s’appellera : La Fédération. Autorisation qui est, bien entendu, refusée par un régime dont le « libéralisme » réservait sa tendresse aux seules rêveries nationalitaires. Ainsi donc, celui qui demeure à jamais « le père du fédéralisme », au moins en tant que philosophie politique, semble avoir attendu les deux ou trois dernières années de sa vie pour parler de fédéralisme. Paternité aussi éclatante que tardive ! Lorsqu’il s’agissait de désigner d’un mot l’ensemble de sa doctrine, Proudhon a utilisé jusqu’alors des termes divers, plus ou moins heureux : « garantisme », « anarchie », « mutuellisme », mais jamais celui de « fédéralisme ». N’y a-t-il pas là de quoi accréditer la thèse de ceux qui vont accusant Proudhon d’avoir sans cesse changé, de s’être perpétuellement contredit, voire renié ?
En réalité, il serait possible -croyons-nous- de montrer que depuis le début de son oeuvre sous des approximations successives, c’est de fédéralisme qu’il parlait ou, pour mieux dire, vers le fédéralisme qu’il se dirigeait. En tout cas depuis qu’il a ainsi formulé dans le premier mémoire : Qu’estce que la Propriété ? Ou recherches sur le principe du Droit et du Gouvernement (qui est de 1840) ce que l’on peut appeler son axiome : « La politique est la science de la liberté : le gouvernement de l’homme par l’homme, sous quelque nom qu’il se déguise, est oppression ; la plus haute perfection de la société se trouve dans l’union de l’ordre et de l’anarchie » [1]. Mais, même si l’on tient à se référer à des origines plus explicites, à des formulations plus précises où l’idée fédéraliste et le mot figurent conjointement, il ressort indiscutablement de l’étude de la correspondance, des carnets, d’articles plus ou moins oubliés, que l’intérêt pour le fédéralisme apparaît chez Proudhon dès 1847, d’abord de manière épisodique, puis dans une perspective polémique, pour s’implanter solidement à l’occasion des vastes recherches qu’il entreprend au cours de son premier séjour à Sainte-Pélagie, de 1849 à 1852.
Les circonstances fortuites sont celles de la guerre du Sonderbund et des épisodes qui s’ensuivirent. L’expulsion des jésuites, affirme Proudhon [2], n’a été au fond qu’un « prétexte » et le véritable enjeu de la lutte se trouvait entre les vieilles libertés cantonales et le radicalisme centralisateur, à la française, qui prétendait les supprimer. Bien entendu, en France, le courant jacobin était favorable aux centralisateurs suisses et cela d’autant plus qu’il y avait eu l’affaire des jésuites. Proudhon, au contraire, prend la défense de la liberté, en l’occurrence des jésuites qu’il n’hésite pas -lui !- à juger « plus de leur siècle » [3] que leurs adversaires. Privé, à cette époque, de moyens d’expression, c’est à ses carnets intimes qu’il confie ses fureurs et ses méditations. Pendant toute l’année 1847, ils abondent en références à ce qu’il appelle « la question suisse ». Ce qui est pour nous significatif, c’est la valeur générale que Proudhon en vient très vite à donner à cette affaire, somme toute mineure. Elle l’aide à voir clair dans le problème des nationalités, alors posé de façon dramatique en Europe. De la Suisse, il passe bientôt à l’Italie, à l’Allemagne. C’est pour remarquer que partout l’on cherche à répondre à l’appel de ces nationalités selon les principes jacobins, en imitant sottement la France. Et Proudhon d’affirmer que cette vue est « rétrograde », qu’elle ressortit au « matérialisme pur » [4]. En contrepartie, il multiplie les formules comme celle-ci où il exprime, avec une précision croissante, sa position personnelle : « L’unité dans la variété, voilà ce qu’il faut chercher, en respectant l’indépendance des fueros, des cantons, des principautés et des cercles » [5]. Sa pensée ne saurait faire aucun doute ; cependant il hésite à employer le terme de fédéralisme, parce qu’il le comprend encore -selon l’acception reçue en France depuis la Révolution- dans un sens exclusivement centrifuge et quasi sécessionniste. Un autre texte des carnets, quelque peu postérieur, nous paraît très précieux pour fixer cette étape de la réflexion proudhonienne : « Le Gouvernement. Bien poser la question. Ce que je veux est autre chose que le fédéralisme. La vraie unité économique, non administrative ; tandis que les fédéralistes ne veulent ni unité administrative, ni économique ». [6]
Le mot qu’en 1847 il hésite encore à adopter, Proudhon s’en saisira, comme il est habituel chez lui, dans le feu de la polémique. A la fin de 1850, au milieu des discussions consécutives à l’échec de la Révolution, Victor Considérant relança la vieille idée du gouvernement direct, en affirmant que si le peuple avait pu diriger lui-même sa révolution, celle-ci n’aurait pas été trahie. Proudhon, de plus en plus attentif aux questions politiques, se mêle au débat pour tancer vertement Considérant et ceux qui l’avaient appuyé, en montrant que le gouvernement direct -s’il était possible- serait le plus oppressif puisqu’il instaurerait la souveraineté permanente de tous sur chacun et de chacun sur tous. Quelques mois plus tard, Louis Blanc intervient à son tour pour s’opposer lui aussi, mais avec de tout autres raisons, à l’idée du gouvernement direct. En bon historien de la première Révolution et en fidèle de Robespierre, il évoque le spectre du « fédéralisme », comme toujours efficace contre ceux qui n’apprécient pas les charmes de la centralisation démocratique. Proudhon se sent visé et, `tout d’abord, écarte presque négligemment l’allusion : « L’accusation de fédéralisme est désormais surannée et n’effraie plus personne » [7].
Mais, peu à peu, par une sorte de bravade, il se prend d’affection pour le mot tant décrié et bientôt l’accusation de fédéralisme, si surannée qu’elle soit, n’a plus rien qui lui déplaise. A partir de 1851-1852, c’est de plus en plus souvent que l’on trouve le terme sous sa plume, avec des réserves encore mais qui cèdent progressivement, puis, marqué d’une franche sympathie dès la fin de 1852. Il faudra attendre encore plusieurs années avant d’en arriver au célèbre texte de la Justice : « D. Que pensezvous de l’équilibre européen ? R. Pensée glorieuse d’Henri IV, dont la Révolution peut seule donner la vraie formule. C’est le fédéralisme universel, garantie suprême de toute liberté et de tout droit... ». [8] Voilà déjà le Principe en substance. Lent cheminement, donc, d’une dizaine d’années au moins, où la pensée et le mot se cherchent, se devinent, s’étudient, pour se rejoindre enfin dans des épousailles indissolubles où la raison et l’intuition ont chacune leur part. Car, on l’a compris, il ne s’agit pas d’une simple question de terminologie, aussi peu négligeable soit-elle. S’il n’y a eu dans la pensée de Proudhon ni changement, ni oubli, on ne saurait douter qu’il s’est produit entre les deux termes de son évolution, un approfondissement souvent douloureux, toujours intense et laborieux, le plus important à coup sûr de toute la vie du Franc-Comtois. Grande crise de la quarantaine au cours de laquelle un génie impétueux mais réfléchi remet tout en question de ce qu’il a écrit, se pose des problèmes entièrement nouveaux pour lui, n’hésite pas à les affronter de face et, sans se renier, se transforme pour retrouver enfin ses anciennes certitudes à un plan supérieur. Dès le début de cette crise intellectuelle, Proudhon en avait lucidement mesuré l’ampleur et prophétiquement deviné l’issue. C’est en 1850, en effet, à la veille de publier L’Idée générale de la Révolution, le plus « anarchiste » de ses livres, qu’il écrivait : « Après avoir nié l’Etat, nous devons faire sentir qu’il s’agit d’accomplir un mouvement progressif de simplification usque ad nihilum, non de réaliser une anarchie subite et immédiate (...). Pour moi, je vais commencer une évolution nouvelle ». [9]
En 1863, donc, lorsque Proudhon publie le Principe, il y a à peu près quinze ans qu’il a commencé de découvrir l’idée fédéraliste. Ce qui avait été tout d’abord un thème circonstanciel, voire polémique [10], est devenu progressivement le leitmotiv qui non seulement domine toute la dernière partie de son oeuvre mais encore, rétrospectivement, éclaire et unifie ce qui l’a précédée. Avec insistance Proudhon lui-même a toujours souligné cette cohésion profonde qui ne nie pas l’évolution mais, au contraire, l’explique. Dans le temps même où il travaille au Principe, il écrit : « Vous serez quelque jour étonné d’apprendre après tout ce que vous avez entendu dire et supposé vous-même de mes opinions, que je suis un des plus grands faiseurs d’ordre, un des progressistes les plus modérés, un des réformateurs les moins utopistes et les plus pratiques qui existent (...). Pour ne citer qu’un exemple (...) je vous ferai remarquer en passant que si, en 1840, j’ai débuté par l’anarchie, conclusion de ma critique de l’idée gouvernementale, c’est que je devait finir par la fédération, base nécessaire du droit des gens européen, et, plus tard, de l’organisation de tous les Etats (...) ; en sorte que l’ordre public reposant directement sur la liberté et la conscience du citoyen, l’anarchie, l’absence de toute contrainte, de toute police, autorité, magistrature, réglementation, etc. se trouve être le corrélatif de la plus haute vertu sociale, et partant, l’idéal du gouvernement humain. Nous n’en sommes pas là, sans doute, et il se passera des siècles avant que cet idéal soit atteint, mais notre loi est de marcher dans cette direction, de nous approcher sans cesse du but ; et c’est ainsi, encore une fois, que je soutiens le principe de la fédération ». [11]
Sans doute, dans un texte de ce genre écrit au courant de la plume, une certaine schématisation est-elle inévitable. Mais, sur le fond et pièces en mains, on ne peut que donner raison à Proudhon. Dans le puissant massif de cette pensée, si les replis, les escarpements sont nombreux, il est impossible de tracer des lignes de partage vraiment nettes et, à coup sûr, il n’existe aucune ligne de rupture. A qui ignore ce qui le prépare et l’explique, son fédéralisme est proprement incompréhensible. Car ce fédéralisme n’est rien d’autre qu’une réponse aux questions laissées ouvertes par les prises de position antérieures. Depuis longtemps Proudhon avait admis que l’anarchie, fixée par lui comme but ultime au progrès humain, ne pourrait se réaliser que d’une manière « progressive » [12] et qu’il fallait, par conséquent, en prévoir les étapes et les aménagements. Ceux-ci, bien que posés comme nécessaires, n’en restaient pas moins énigmatiques. En fait, Proudhon se rendra compte peu à peu qu’il avait été, un moment, si catégorique, que les chaînons intermédiaires risquaient fort de ne pouvoir être placés, faute d’avoir donné un rôle suffisant au moteur de tout progrès qui est, selon sa philosophie, la contradiction. L’anarchie était la fin : comme telle, elle ne pouvait être aussi le moyen. Cette anarchie, autre nom chez lui de l’autonomie, de toutes les autonomies, ne saurait empêcher l’unité des personnes et des groupes entre eux, à peine de n’être plus l’anarchie positive qu’il envisageait, mais un pur et simple émiettement. Autrement dit la liberté ne peut se penser et s’obtenir que par rapport à une contrainte, et cette contrainte elle-même est loin d’être affectée d’un signe négatif : elle peut parfaitement être génératrice de liberté. Il ne s’agit donc pas, comme le font les pensées monistes, de sacrifier l’une à l’autre mais bien de penser dialectiquement l’une et l’autre.
Or il ne nous paraît guère douteux que Proudhon avait été, pendant un temps, tenté de tout sacrifier à l’anarchie. De là un utopisme qui, quoi qu’il en ait dit par la suite, s’était fait jour dans sa pensée à l’époque des déceptions de 48 et qui est particulièrement visible dans l’Idée générale. De là aussi, inévitable choc en retour, l’opportunisme qui n’avait pas tardé à répondre à cet utopisme avec La Révolution sociale démontrée par le coup d’Etat. Une méconnaissance certaine du pôle d’organisation, d’autorité, d’unité, obère toute cette période et elle se manifeste tantôt par des simplifications verbales, tantôt par un machiavélisme naïf qui n’est qu’une simplification mentale. Après l’échec de la révolution, Proudhon s’était réfugié dans un économisme pur finissant par rejoindre le libéralisme du « laissez faire » qu’il avait tant critiqué autrefois. Puis, on contraire, il avait cédé d’une manière bien particulière au mythe de l’homme providentiel en s’imaginant, non sans une sombre ironie, qu’un souverain qu’il méprisait parce qu’il n’avait ni idées ni moeurs réaliserait, en raison de ce vide même, les premières étapes de la révolution.
A présent que la crise est passée et que, en prenant du recul - notamment grâce à l’exil- Proudhon a pris conscience des points sur lesquels il butait, il comprend aussi plus clairement comment il pourra les surmonter. « Nous avons maintenant, écrit-il, chose que nous avions dédaignée et devions dédaigner en 1848, une politique ». [13] Pourquoi « devions dédaigner » ? On peut admettre qu’il entre ici un certain désir de se justifier après coup mais aussi que, face aux affolements d’un socialisme à la fois autoritaire et impuissant, Proudhon estime qu’il était seulement possible d’affirmer le primat de la liberté créatrice. Quoi qu’il en soit, on discerne bien le cheminement de la pensée proudhonienne, tel qu’il trouvera son aboutissement dans le Principe. Proudhon ne renie rien, mais corrige et complète ; il ne retranche pas, mais ajoute. L’anarchie, dans le sens où il l’entend, n’est nullement mise en question. Cependant elle va trouver désormais sa complémentaire -sur lequel elle s’arc-boute et avec qui elle dialogue- dans l’idée d’organisation. Chacun des pôles ainsi mis en tension empruntera à l’autre et à son tour, lui donnera : l’organisation est conçue comme spontanée dans le temps même où l’anarchie devient organique. C’est tout le fédéralisme proudhonien. Comme Proudhon le dit lui- même : « le seul système politique qui puisse se concilier avec la vraie révolution et réaliser l’égalité économique est la fédération ». [14]
Dans quelles conditions le Principe a-t-il été conçu et enfanté ? Amnistié depuis 1860, Proudhon ne s’était pas dépêché de rentrer en France. Certes, il était las de l’exil mais il y avait pris aussi ses habitudes et redoutait les difficultés matérielles du retour. Plus encore l’épreuve morale à laquelle il s’attendait, le saisit, comme il l’écrit à un ami cher, d’une « véritable angoisse ». [15] Il voudrait revenir avec une revanche, un coup d’éclat, et compte pour cela sur La Guerre et la Paix. Pourtant les incompréhensions rencontrées par le manuscrit avaient été grandes. Elle n’étaient rien encore à côté du véritable « tollé » (le mot est de Proudhon) qui accueillit la publication. Comme toujours, l’humeur proudhonienne, aggravée à cette époque par quelque amertume, l’a poussé à défendre ses thèses avec les armes « boomerang » de la provocation et du paradoxe. On l’accusera d’avoir écrit une apologie de la force, quand il s’était borné à constater qu’elle était souvent l’accoucheuse de ce droit des gens dont il s’efforce de repenser les principes.
De même lorsque, l’année suivante, de plus en plus préoccupé par la question des nationalités -angoissé même, depuis l’issue de la guerre franco-piémontaise et ce qui lui paraissait être la folle politique de Napoléon III- Proudhon écrit une série d’articles afin de démontrer que la solution à l’unité italienne ne peut être que fédérative, il va passer aux yeux de ses hôtes belges pour un furieux nationaliste français ! En effet, faisant allusion dans l’un des textes qui composeront La Fédération et l’Unité en Italie à l’annexion de Nice et de la Savoie, il remarque -ironiquement, est-il besoin de le préciser ?- qu’il n’y a aucune raison de s’arrêter en si bonne voie. Si le critère linguistique était le seul qui dût être pris en considération, alors, la France serait parfaitement fondée à réclamer aussi l’annexion de la Wallonie. Qu’avait-il dit ! Alerté par quelques ombrageux censeurs, les journaux bruxellois -qui apparemment ne goûtaient pas mieux l’humour proudhonien que ne l’avaient fait les propriétaires- accusent Proudhon d’« appeler sur leur pays les hordes françaises » [16], alors qu’il avait voulu dire exactement le contraire. C’est une authentique manifestation nationaliste que déclenchèrent les imprudents propos de l’antinationaliste qui n’était encore, au demeurant, qu’un proscrit jouissant du droit d’asile. Sa maison d’Ixelles fut assiégée par un cortège de braves gens, brandissant des drapeaux, hurlant « La Brabançonne » et paraissant décidés à faire au polémiste un très mauvais parti. Plus écoeuré par tant de sottise que véritablement alarmé, Proudhon se décide néanmoins à faire le saut et, le lendemain de cette Saint-Barthélemy en miniature, il prendra le train pour Paris.
Hélas ! Ce n’était pas pour y trouver le moindre réconfort. Malade, aigri, assailli par toutes sortes de difficultés matérielles, Proudhon n’est pas plus tendre pour son pays, retrouvé après quatre ans d’exil, que pour celui qu’il venait de quitter. Ce qu’il constate l’accable et, en même temps, le galvanise, comme c’est toujours le cas chez lui : « J’ai trouvé la situation ici dix fois pire qu’on ne me l’avait faite. La défection est partout, la démocratie est en plein désarroi, le ralliement marche et l’immoralité monte comme le flux. On peut se croire à un prélude de la fin du monde. C’est justement pour cela que je rentre ; j’ai fait le diagnostic, je crois avoir le remède ». [17] Le remède, c’est précisément le fédéralisme. Dans ce grand désarroi moral et matériel, Proudhon pense à développer enfin l’idée qui mûrit en lui depuis tant d’années déjà et dont La Guerre et la Paix a posé les solides prémisses. A peine installé dans sa nouvelle maison de Passy (celle-là même où il mourra), il se met au travail. Du Principe fédératif et de la nécessité de reconstituer le parti de la Révolution, tel est le titre en forme de programme qu’il trace tout d’abord et ne suivra d’ailleurs qu’en partie. Dans les circonstances où il se trouve, il ne croit pas pouvoir faire mieux qu’« un petit pamphlet de soixante pages au plus » [18]. Il ne s’agit, dans son esprit, que de poser un premier jalon, d’éveiller une réflexion, en traçant seulement les grandes lignes de la doctrine fédéraliste qu’il croit commencer à entrevoir mais qu’en fait il porte déjà en lui dans son état presque définitif. Progressivement il s’échauffe et, plein de son sujet, avance rapidement quoique non sans difficultés. Moins de trois mois plus tard, il se trouve à la tête d’un manuscrit de deux cents pages dont il a lui-même retracé la genèse, mieux que quiconque ne saurait le faire : « Peu à peu je me suis aperçu que je me fourvoyais, que ce qu’il fallait, c’était un travail sérieux, solide, et un coup terrible.
Me voilà donc refaisant mon ouvrage sur épreuves, tant et si bien qu’au bout de deux mois je n’avais pas encore fini ; seulement au lieu de soixante pages, j’étais arrivé à deux cents. On met sous presse, la première feuille est tirée ; je ne sais combien de rames de papier grand jésus. Mais voilà que la nuit une insomnie s’empare de moi ; c’était le diable ou mon bon ange, je ne sais encore lequel, qui venait m’éveiller. Je songe que j’ai fait une oeuvre stupide, obscure, violente, digne de mes adversaires, sans doute, mais faite pour me déshonorer comme écrivain. De suite je me lève, je fais suspendre le tirage et je déclare à Dentu que j’ai des corrections à faire. Ces corrections m’ont pris encore cinq semaines, et ma brochure qui devait avoir soixante pages au plus, dépasse trois cents. Il est certain qu’un enfant ainsi bâti, conçu en quatre reprises, jeté en fonte par morceaux, doit faire une singulière figure. Vous y verrez force ratures, lacunes, des bosses, des méplats, des solutions de continuité. -Un nouvel avertissement du ciel ou de l’enfer, vous me le direz, m’a été donné cette nuit (31 janvier), et j’avais presque résolu de tout brûler et de renvoyer la publication à Pâques.
Cependant, après avoir dormi, j’ai décidé de laisser aller les choses et de n’y plus regarder. C’est ainsi que je me trouve, en ce moment, avoir a peu près terminé cet ouvrage. C’est un livre, et ce n’est pas un livre ; c’est quelque chose d’hétéroclite, de très fort par endroits, de soporifique dans d’autres ; en somme, une idée formidable qui, si elle porte coup, doit produire un effet énorme. En un mot, je me suis dit que le fond sauverait peut-être la forme, et c’est ce qui fait que vous recevrez peut-être, sous huitaine, ma publication. Mais j’ai la cervelle en bouillie et la tête comme une poire molle ». [19]
Encore sous le feu de l’inspiration, l’auteur s’est ici montré assez bon critique, quoiqu’ excessif sans doute : mais il est ainsi fait, dans le jugement comme dans l’action. On accordera à l’autocenseur que le livre n’est pas, littérairement parlant, un de ses meilleurs et qu’il souffre des conditions défavorables de sa gestation ou, plus exactement, d’être demeuré en cet état. Il porte même, dans son plan et son ton, la marque d’une ambiguïté foncière. De la première intention polémique subsiste un certain nombre de passages et toute la troisième partie qui, avec le recul du temps, nous semblent gâter le civet plutôt qu’ils ne l’épicent.
D’autre part les excursus historiques de la deuxième partie, ajoutés au dernier moment et sans documentation suffisante pour donner plus de poids à la thèse, sont hâtifs et souvent contestables. L’intérêt essentiel du livre n’est évidemment pas là. Proudhon l’avait, en somme, pressenti. Mais il savait aussi où se trouvait son véritable apport, et en quoi il était novateur. Il poursuit, en effet, en ces termes, la lettre que nous venons de citer longuement sans en épuiser les richesses : « Le titre de cet ouvrage vous en fera préjuger le contenu (...). C’est une démonstration d’un genre à moi, de cette proposition : Que tous les gouvernements connus jusqu’à ce jour sont des fragments dépareillés de la vraie constitution sociale, laquelle est unique, la même pour tous les peuples, et peut être appelée : République fédérative ; que hors de là il n’y a ni liberté, ni droit, ni morale, ni bonne foi (...). Bref, c’est ce que j’appelle la solution du problème politique ; la définition de la République, définition restée à l’état de desideratum, si peu connue encore que Suisses et Américains eux-mêmes n’ont eu jusqu’ici qu’une conscience fort imparfaite de leur propre état ». [20]
Ainsi Proudhon est-il parfaitement conscient, dès la parution du livre, d’avoir fait non la théorie des régimes fédéraux existant de son temps, mais bien une oeuvre de philosophie sociale et politique dans laquelle le principe fédératif est envisagé dans son essence plutôt que selon les modalités imparfaites de son existence. C’est à ce niveau que le livre a poursuivi, à travers heurs et malheurs, sa destinée. Et c’est ainsi également qu’après cent années, il demeure pour nous, comme une grande oeuvre solitaire, éclairante, et toujours à réaliser.
NOTE BIBLIOGRAPHIQUE
DU PRINCIPE FÉDÉRATIF ET DE LA NÉCESSITÉ DE RECONSTITUER LE PARTI DE LA RÉVOLUTION, par P.-J. PROUDHON, a été publié chez E. Dentu, Libraire-Editeur à Paris, Galeries d’Orléans, 13 et 17, rue du Palais-Royal, en un volume de 324 pp. in-32 (17,5 X 11), imprimé à Paris par L. Tinterlin et Cie, rue Neuve-des-Bons-Enfants, n° 3. Il comprend, outre un « Avantpropos » et une « Conclusion », trente-et-un chapitres groupés en trois parties : « Première partie : Du principe de Fédération » (onze chapitres), « Deuxième partie : Politique unitaire » (onze chapitres), « Troisième partie : La Presse unitaire » (neuf chapitres). Nous ignorons le tirage du livre mais savons seulement, par une lettre de Proudhon, que le 5 mars 1863 -soit une quinzaine de jours après la sortie du livre- l’éditeur en était déjà au 60 mille.
Le texte du Principe a été repris sans changements autres que typographiques, dans l’édition des « OEuvres complètes de P.-J. Proudhon » en 26 volumes, grand in-18 jésus, publiée à partir de 1867 par la Librairie Internationale A. Lacroix Paris, puis A. Lacroix, Verboeckhoven et Cie, Paris, Bruxelles, Leipzig et Livourne, puis E. Flammarion, Paris, où il forme avec la brochure Si les Traités de 1815 ont cessé d’exister, le tome VIII. Ce tome, publié en 1868, compte en tout 220 pages dont le Principe fait les 242 premières. Les oeuvres de Proudhon étant alors épuisées et d’accès difficile, Du Principe fédératif a fait, en 1921, l’objet d’une réédition partielle dans la « Collection des chefs-d’oeuvre méconnus », dirigée par Gonzague Truc, et publiée par les Editions Bossard, 43, rue Madame à Paris. Ce volume, soigneusement présenté dans le format in-16 grand aigle (13,5 X 19,5), ne reproduit que la première partie doctrinale, sans l’avant-propos mais avec la conclusion générale et, en appendice, le chapitre premier de la deuxième partie ainsi que le chapitre IV de la troisième, soit au total 145 pages.
Elle est précédée d’une introduction de 41 pages par M. Charles-Brun, secrétaire général de la Société Proudhon (sur l’instigation de laquelle cette réédition paraît avoir été entreprise) et accompagnée d’un portrait gravé sur bois par Achille Ouvré d’après Gustave Courbet, ainsi que de notes et indications bibliographiques. Le tirage était limité à 2.500 exemplaires numérotés. L’éditeur n’ayant pas écoulé tout ce tirage en librairie, il a été longtemps possible -et il l’est parfois encore- de trouver cette édition chez des bouquinistes parisiens. Enfin la « Nouvelle Edition des OEuvres Complètes de P.-J. Proudhon », commencée en 1923 à la Librairie Marcel Rivière et entreprise sous la direction de MM. C. Bouglé et H. Moysset, n’a publié Du Principe fédératif qu’en 1959, dans un volume de 608 pages grand in-8° carré (23 X 14,5) où il est accompagné d’« OEuvres diverses sur les problèmes politiques européens », à savoir : La Fédération et l’Unité en Italie, Nouvelles observations sur l’Unité italienne, France et Rhin (fragments). Du Principe fédératif occupe les pages 255 à 551 et il est, bien entendu, reproduit intégralement dans le texte de 1863. Le volume est précédé de deux études importantes : « Fédéralisme et proudhonisme » par Georges Scelle, et, « Le fédéralisme dans l’oeuvre de Proudhon » par J.-L. Puech et Théodore Ruyssen. Les introductions et notes sont également de ces deux derniers auteurs. Ce volume est toujours disponible en librairie. Sans constituer, à propre. ment parler, une édition critique il peut être considéré comme parfaitement sûr et a été, à peu d’années près, l’édition du centenaire.