Par la suite, il présida les efforts de la SDN pour s’occuper de la crise de Mandchourie, puis les efforts pour négocier sur l’attaque des Italiens en Ethiopie (l’Abyssinie, comme on l’appelait alors).
Salvador de Madariaga avait carte blanche comme chef délégué pendant les années républicaines (1931-1936) avant la Guerre civile et avant que la victoire du Général Franco ne mette fin à l’influence espagnole dans la Société. L’Espagne n’était pas considérée comme une « grande puissance » ; elle n’était pas membre permanent du Conseil de la Ligue, mais elle était tout de même importante et avait des amis en Amérique du Sud (Madariaga l’appelle l’Amérique espagnole) si bien que l’Espagne était souvent choisie pour diriger les efforts de la Société quand un « Etat neutre » était demandé.
Grâce aux mémoires de De Madariaga, écrits quand il avait quatre vingt ans et se rapportant à une période de 1921 à 1936, on a un bon aperçu du fonctionnement interne et de l’esprit de la SDN. Ce sont des souvenirs plutôt qu’une recherche documentée, en effet, la plupart de ses documents personnels furent détruits quand Franco prit le contrôle de Madrid où Madariaga avait un bureau et une maison. Néanmoins ces écrits donnent un tableau vivant de la période et du premier fonctionnement d’une institution mondiale dont l’ONU est une continuation dans les mêmes bâtiments. Le principal immeuble de la SDN est maintenant le bureau du Haut Commissaire de l’ONU pour les Droits de l’Homme, et le Palais des Nations terminé juste au moment où la SDN touchait à sa fin, est, à présent, le principal quartier général de l’ONU en Europe.
Salvador de Madariaga avait une connaissance de première main de la SDN, ayant rejoint son Secrétariat en 1921, au moment de sa création comme la première administration du monde par Sir Eric Drummond et Jean Monnet. De Madariaga était issu d’une famille espagnole distinguée. Son père était un officier qui pensait que l’Espagne avait perdu la guerre hispanoaméricaine au profit des Etats-Unis à cause de son manque de technologie.
Il encouragea donc son fils à acquérir une éducation technique internationale et Salvador de Madariaga alla à l’Ecole polytechnique et à l’Ecole des mines, deux établissements d’élite à Paris et les termina avec un diplôme d’ingénieur des Mines, qu’il n’utilisa jamais. Cependant cela lui donna une certaine notoriété de formation technique et il fut choisi pour prendre la direction du Département du désarmement de la Ligue en 1922, puisque certains pensaient, à tord, que le désarmement est un problème technique. Comme le dit De Madariaga dans son livre Desarmement (éd. Oxford University Press, Oxford, 1929) qu’il écrivit juste après avoir quitté le Secrétariat de la SDN. « le désarmement n’est pas la question, la vraie question c’est l’organisation du gouvernement du monde sur la base de la coopération ».
De Madariaga quitta le Secrétariat de la SDN en 1928, principalement parce que la SDN avait accepté de démettre Bernardo Attolico du poste de Sous-secrétaire général et de le remplacer par Palucci di Cavoli Barone, un de principaux assistants de Mussollini. Il y avait toujours des personnalités des grandes puissances dans les postes importants de la Ligue, mais c’était généralement des intellectuels qui croyaient aux valeurs de la SDN mais n’étaient pas des fonctionnaires nationaux. De Madariaga avait rencontré Mussollini deux fois à Rome pendant des pourparlers sur le désarmement. C’était l’habitude de De Madariaga de porter des jugements instinctifs rapides sur les gens et il n’aima pas Mussolini dès le premier abord. De Madariaga devint un anti-fasciste « précoce ». Le fait que la SDN place un fonctionnaire fasciste dans une position-clé était pour Madariaga un grand pas en arrière pour une administration mondiale. Comme il l’écrit : « c’est là que commença la décadence du Secrétariat. Le bureau du Sous-secrétaire fasciste devint une sorte d’Ambassade italienne auprès de la Société des Nations (sauf que le salaire du Secrétaire était payé par la SDN), reliée directement à Mussolini acceptant ouvertement ses ordres et ses instructions. Palucci était par lui-même un homme attirant et amical, il était suffisamment zélé pour circuler pendant les réunions de la société en arborant le badge fasciste à son revers ».
Par un coup de chance, juste au moment où il allait quitter le secrétariat de la SDN, l’Université d’Oxford cherchait un professeur de littérature espagnole pour une chaire qui venait d’être créée. Bien qu’il n’aie jamais enseigné, grâce à des amis de la SDN il fut nommé Professeur Alphonse XIII d’Etudes espagnoles à Oxford. Un jour où on lui demandait quand il avait étudié la littérature espagnole, il répliqua : « je n’en ai jamais eu besoin jusqu’ici, mais je vais m’y mettre pour l’enseigner ». Il occupa cette chaire jusqu’à ce que le roi Alphonse XIII, qui n’avait rien à y voir, fût éloigné du pouvoir.
En 1931 la République espagnole était née. Les nouveaux responsables républicains espagnols, divisés suivant des lignes politiques, étaient d’accord pour que la République soit représentée par des intellectuels de façon à ce qu’ils puissent expliquer les buts et les valeurs de la République. De Madariaga fut nommé Ambassadeur en France mais on lui demanda aussi de représenter l’Espagne à la SDN ; en effet les obligations envers la Société n’étaient pas considérées comme un « emploi à plein temps » et, de, plus il avait eu l’expérience du Secrétariat. Donc De Madariaga retourna à Genève, étant l’un des rares délégués des gouvernements qui connaissait le fonctionnement du Secrétariat de la SDN puisqu’il en avait fait partie, de plus il parlait espagnol, anglais et français, c’était un excellent orateur, il était devenu le meilleur « prédicateur » de la Société et avait voyagé dans toute l’Europe et aux Etats-Unis, faisant des conférences pour présenter le travail et les idéaux de la SDN.
Genève était une ville plus petite à cette époque, et l’essentiel de la vie intellectuelle se rapportait à la SDN. La Ligue avait créé le Comité pour la coopération intellectuelle dans un effort pour construire un réseau de soutien intellectuel pour elle-même. De Madariaga donne des portraits intéressants des gens qu’il avait rencontrés à la Société dans cet effort de coopération intellectuelle : Paul Valéry, R. Tagore, Albert Einstein, Bernard Shaw, H. G. Wells et d’autres. Connaître les intellectuels réputés ouvrait aussi des portes auprès de figures politiques dans de nombreux pays. La connaissance de la politique de divers pays allait chez Madariaga, bien audelà de ses contacts avec les délégués de la SDN.
Le summum des efforts de De Madariaga à la SDN se situe à l’entrée compliquée du Mexique comme membre de la Société. Cette candidature s’était heurtée à l’opposition de Woodrow Wilson qui avait de mauvais souvenirs de la Révolution mexicaine. Bien que les Etats-Unis ne soient pas membres eux-mêmes, le Mexique avait été bloqué par une annexe du Covenant. De Madariaga dut travailler pour que le Mexique accepte d’être membre de la Société sans le demander -ainsi va l’habileté des diplomates. Les deux rôles cruciaux furent les efforts de la SDN au moment de l’attaque japonaise sur la Mandchourie et de celle des des Italiens en Ethiopie. Ses compte-rendus détaillés méritent d’être lus pour saisir les difficultés des réactions multilatérales à des situations de crise.
De Madariaga démissionna de son poste de premier délégué de l’Espagne à la SDN lorsque la République se désintégra et que Franco prit le pouvoir. A partir de 1936 il vécut hors d’Espagne, principalement en Angleterre et en Suisse, il ne retourna en Espagne, en visite, qu’après la mort de Franco. Il consacra ses efforts pour contrer les forces du nationalisme agressif qui avait détruit l’efficacité de la SDN. Comme il l’a écrit « si la paix et l’esprit européen doivent rester vivants, nous aurons besoin de plus de citoyens du monde ou européens, de la sorte que j’ai essayé d’être ».
De Madariaga encouragea Henri Bonnet qui avait été membre du Secrétariat de la SDN, chargé du Comité pour la coopération intellectuelle, et qui vivait alors aux Etats-Unis, pour qu’il crée, en 1939, l’Association des Citoyens du monde- ce qu’il fit, avec un jeune juriste Adlai Stevenson, et Quincy Wright, un éminent professeur de relations internationales à l’Université de Chicago.
De Madariaga contribua à la création d’une Association des Citoyens du monde à Londres, également, en 1939 -les efforts de part et d’autre étaient trop tardifs pour bloquer la montée de la guerre. Après la deuxième guerre mondiale De Madariaga aida à la création du Collège de l’Europe à Bruges, comme terrain de formation des Européens, en particulier ceux qui souhaitent travailler dans les institutions européennes. Il poursuivit ses intérêts littéraires et historiques, il écrivit en particulier sur les fondateurs de « l’Amérique espagnole ». Il enseigna également ; en 1955 il passa une année à l’Université de Princeton aux Etats-Unis où un nouveau « Programme spécial de civilisation européenne » avait été créé. Ses conférences portaient sur l’analyse littéraire de son « Portrait de l’Europe » (éd. Calmann-Levy, Paris, 1952). Etant l’un de ses étudiants, je m’intéressais aussi au désarmement et au fonctionnement de la SDN, nous eûmes de nombreuses et intéressantes conversations. C’était un homme d’esprit et d’une intelligence pénétrante.
Salvador de Madariaga, Morning without noon, éd. Saxon House, Londres, 1974