État, nation, auto-détermination, autonomie

L’idée de nation

, par Mario Albertini

Au cours de son histoire, le mot « nation » a désigné des types de groupes très différents, dont la formation et la cohésion n’avaient rien à faire, aussi bien matériellement que mythiquement, avec les données de la naissance. Kohn rappelle par exemple que, dans le concile de Constance, les votants étaient partagés par « nations » et que la « nation allemande » comprenait tous les délégués de l’Europe orientale, tandis que la « nation anglaise comprenait tous les délégués de l’Europe septentrionale, y compris les Scandinaves. Dans ce contexte-là, « nation » signifiait seulement groupe qui dispose d’une voix, si bien que les cardinaux demandèrent de voter comme « cinquième nation ».

Toutefois, ce mot, à cause de son étymologie, a montré souvent la tendance à désigner n’importe quelle communauté politique et n’importe quelle communauté de civilisation, de culture, etc. Par exemple, au XVIIIème siècle, en Italie, le mot « nation » était employé soit à propos de la communauté politique urbaine ou régionale, soit à propos de la communauté de langue littéraire - l’Italie - soit à propos de l’Europe, entendue comme communauté de culture : cet emploi, du reste, était alors généralisé.

Des emplois analogues se sont reproduits dans la phase initiale des mouvements du nationalisme slave, du nationalisme arabe et du nationalisme africain, où le mot « nation » a désigné soit l’Afrique, soit le territoire colonial en passe de devenir un État indépendant, soit des communautés plus petites de caractère tribal.

Or, ce qui nous intéresse, c’est l’emploi du mot « nation » : quand celui-ci ne se rapporte plus à n’importe quel type de communauté et commence, au contraire, à désigner un type de communauté bien distinct de toute autre. C’est là le phénomène historico-social à étudier. Naturellement, là où celui-ci se présente sous une forme atténuée, le mot « nation », tout en étant influencé par son emploi spécifique, qui se manifeste ailleurs, ne peut avoir un sens précis. Dans ce cas, le mot porte plus sur l’idée de communauté politique que sur l’idée véritable de nation. Ce n’est pas la communauté politique en général que nous devons étudier, mais la nation, à savoir un type spécifique de communauté politique.

Les théories

Habituellement on pense qu’un individu pourrait changer de convictions politiques, mais pas de nationalité. On se représente l’humanité comme un ensemble de nations que de profondes différences séparent les unes des autres, et l’on croit ces différences insurmontables. Dans cette perspective la nation se présente comme le fondement nécessaire de l’État, si bien qu’on n’arrive plus à imaginer un État plurinational.

Cette conviction n’empêche pas, naturellement, que des individus de nations différentes aient entre eux des rapports ; bien au contraire, le progrès les intensifie chaque jour davantage. Mais si les divisions nationales étaient vraiment insurmontables, de tels rapports seraient destinés à être perpétuellement exposés aux vicissitudes de la politique internationale : la paix serait éternellement précaire, les unions économiques éphémères, les alliances incertaines, les unions d’États impossibles.

Et pourtant, si nous voulons déterminer la nature de ces différences en observant la réalité sans préjugé, nous nous rendons compte qu’un Alsacien et un Rhénan, un Lombard et un Tessinois, un Turinois et un Lyonnais ont l’un avec l’autre bien plus de ressemblance que n’en ont un Turinois et un Palermitain, un Alsacien et un Marseillais, un Rhénan et un Prussien, etc. Et alors ? C’est un fait que tous les éléments qui sont le plus souvent indiqués comme preuves ou causes de l’existence d’un groupe national ne l’expliquent aucunement. Ceux dont on parle le plus communément sont : la race, la langue, la religion, le territoire, l’État, l’histoire, les mœurs et les traditions.

L’identification de la nation et de la race constitue peut-être la tentative d’explication la plus fréquente - malgré le discrédit dans lequel est tombé le racisme à notre époque - si bien que la plupart des dictionnaires expliquent le mot « nation » directement par le mot « race », ou bien par le mot « lignée », qui est à son tour expliqué par le mot « race ». Ce serait discourir en pure perte que de démontrer longuement la fausseté de cette identification. Il suffit de rappeler :

  • que, dans la mesure où l’on parvient à isoler grossièrement des groupes humains ayant des caractères physiques extérieurs communs, il se trouve que ces groupes ne coïncident pas du tout avec les nations modernes ;
  • qu’il est on ne peut plus douteux qu’il soit possible de délimiter des groupes raciaux même du point de vue génétique ;
  • qu’il est scientifiquement établi qu’il n’existe, chez l’homme, aucun lien constant entre les caractères physiologiques et les caractères psychologiques.

La langue, à son tour, n’explique pas la réalité nationale, parce qu’il existe des nations plurilingues (comme la Suisse, la Belgique, le Canada) et des langues parlées dans plusieurs nations (comme l’anglais, l’espagnol, etc.). D’autre part, même les nations apparemment monolingues n’étaient point telles à l’origine et souvent ne le sont point encore : la langue « nationale » s’est étendue à tout le territoire seulement à la suite de l’action du pouvoir politique par le moyen de l’école d’État et de l’administration. C’est le cas de la France, sur le territoire de laquelle on parlait, avant la Révolution, au moins trois langues outre le français (langue d’oc, basque, breton), de l’Italie, où, il y a un siècle, l’italien n’était encore qu’une langue littéraire qui se superposait aux dialectes régionaux, etc.

Des propos identiques valent aussi pour la religion. Il existe des nations, comme l’Allemagne, dans lesquelles plusieurs religions sont professées et des religions, comme le catholicisme, professées dans plusieurs nations. Et, dans les nations dont presque tous les membres professent la même religion, l’unité religieuse a souvent été obtenue par le massacre et l’intimidation des minorités (par exemple, en France).

Il faut en dire autant du territoire et de l’État. Les territoires et les États qui ont pris, à un certain stade de leur évolution, le caractère national n’ont jamais conservé les mêmes dimensions au cours de l’histoire, mais ont constamment varié selon les péripéties de la politique internationale, jusqu’à atteindre leur étendue actuelle. Et les guerres, les conquêtes, les traités, les mariages qui leur ont donné leurs dimensions actuelles ne furent point assurément déterminés par des exigences nationales, mais par le jeu des intérêts dynastiques des monarchies, par des nécessités politiques et stratégiques.

Les mœurs et les traditions aussi ne sont point uniformes à l’intérieur des nations ; bien au contraire, comme l’on a déjà affirmé, il existe en général, à l’intérieur d’une nation, des différences beaucoup plus importantes que celles qui existent entre régions voisines de diverses nations. L’histoire enfin n’explique pas les nations (sinon dans le sens général selon lequel l’histoire explique tout — mais alors il faudrait préciser de quelle histoire il s’agit) : elle ne les explique pas si on l’entend comme histoire politique, parce que de cette façon elle se réduit en substance à l’État et est sujette à la même critique que lui ; elle ne les explique pas si l’on entend comme histoire des mœurs et des traditions, pour les raisons mêmes qui font que les mœurs et les traditions sont des critères erronés.

Enfin, on a voulu trouver le fondement de la nation dans la volonté de vivre ensemble, dans le « plébiscite de tous les jours. » (Renan). A ce propos, il convient d’observer que cette idée ne nous avance guère tant que l’on n’explique pas mieux « comment » on vit ainsi ensemble. Préciser ce « comment » revient justement à définir la nation : cette formule laisse donc, elle aussi, le problème sans solution.

L’origine des comportements nationaux

La nation, qu’est-ce alors ? En d’autres termes, qu’y a-t-il derrière l’idée suivant laquelle le genre humain est constitutionnellement divisé en groupes absolument séparés ? Habituellement les hommes expliquent la nation, comme nous l’avons vu, par la race, la langue, les mœurs, etc., et nous savons désormais qu’il s’agit de représentations théoriquement inadéquates. Mais, au moyen de ces symboles, à quelle réalité pensent-ils, même en la déformant ? La nation ne peut être que cela.
De fait la réalité dont on parle avec le langage national est généralement constituée : a) du fait qu’un grand nombre de comportements, concernant presque tous les domaines de l’expérience humaine, présentent, à côté de leur motivation spécifique, une seconde motivation, celle de la référence à la « France », « Allemagne », à « Italie », etc. (Ceci peut paraître abstrait, mais il suffit d’un exemple pour l’expliquer. Un Allemand en Allemagne ou un Français en France, etc., tombe en arrêt devant un chef d’œuvre d’architecture ou un beau paysage et pense : « Comme l’Allemagne est belle ! » Il va de soi que cette merveille de la nature ou de l’art n’est pas une espèce du genre esthétique « Allemagne », qui n’existe pas, mais bien du genre gothique, roman, montagneux, lacustre, etc. Ceci montre bien qu’à la motivation spécifique du comportement esthétique s’en ajoute une autre : celle de la fidélité, ou au moins de la référence, à l’ « Allemagne ») ; b) du groupe qui résulte du fait que ces comportements, grâce à la référence commune, se lient les uns les autres.

Cette constatation suffit pour mettre en lumière que tout cela n’existait pas au Moyen Age. La société agricole, caractéristique de cette époque, ne présentait même pas, si ce n’est pour une élite rarissime, de comportements de dimensions égales à celles des nations actuelles (c’est-à-dire complémentaires et interdépendants sur une telle échelle). La vie d’environ 90 % de la population se passait presque exclusivement dans le cadre de petites unités territoriales, au-delà desquelles ne se manifestaient pas de rapports sociaux concrets, stables et directs. Il s’ensuit que tous ceux qui pensent que les nations existaient, au moins virtuellement, dès le Moyen Age ne tiennent pas compte du fait que les populations établies sur les territoires correspondant à ceux des nations actuelles, même si elles se trouvaient quelquefois en partie sous le même roi, étaient en réalité divisées socialement par des barrières territoriales pratiquement infranchissables et ne pouvaient pour cette raison avoir une quelconque expérience, même embryonnaire, d’une intégration qui n’existait pas et ne se dessinait pas.

Ces barrières commencèrent à tomber au début de la révolution industrielle, c’est-à-dire avec la transformation qualitative et l’expansion irrésistible du secteur marchand de la société agricole (introduction de la machine à vapeur, des métiers mécaniques, etc.). Où l’activité de la production prenait ce caractère industriel, les comportements économiques acquéraient rapidement une dimension égale à celle des nations européennes actuelles. Et pas seulement les comportements économiques. Il n’est pas d’acte économique qui ne soit aussi juridique, administratif, social, politique, etc. En conséquence, un nombre toujours croissant de comportements, jusqu’aux comportements politiques, acquirent la référence à la dimension en question et c’est pourquoi ils se lièrent les uns aux autres, de manière diverse en raison de la diversité des situations.

La nature des comportements nationaux

Mais jusqu’ici seul apparaît clairement le phénomène historico-social qui est à la base du développement non seulement du nationalisme, mais aussi de l’État moderne et de ses composantes libérales, démocratiques et socialistes. Ce dont on parle spécifiquement avec le langage national se manifesta dans les temps et les lieux où non seulement les comportements économiques, juridiques et politiques, mais aussi les comportements constitutifs du sentiment intime de la personnalité et de l’affinité fondamentale de groupe, acquirent la référence à l’État moderne, et, par suite, une seconde motivation.

Il s’agit d’une situation qui modifia profondément l’ordre social auquel les siècles avaient habitué les Européens. Le cadre du pouvoir politique suprême et celui de la vie commune, qui avaient cessé, pour une grande partie de la population, de coïncider à partir de la fin de la cité-État, se lièrent de nouveau peu à peu. On le constate aussi dans le fait qu’aux nations naissantes fut appliquée la terminologie patriotique caractéristique du patriotisme grec ou hébraïque, y compris l’application des termes religieux à la vie politique (autels de la patrie, frontières sacrées, martyrs de la patrie, et ainsi de suite, comme si chaque peuple avait un Dieu).

Il existe toutefois une énorme différence entre les expériences « nationales » grecque et hébraïque et les expériences modernes. Les premières, étant donné leurs dimensions réduites, qui rendaient possibles un grand nombre de rapports personnels entre les membres du groupe, se maintenaient même quand elles n’étaient pas soutenues par un pouvoir politique. D’autre part, le fait que la religion et la politique ne s’étaient pas encore différenciées faisait si bien qu’au-dessus de ces rapports quasi personnels, il n’y en avait pratiquement pas d’autre auquel on pût participer quotidiennement. De la sorte, en naissant dans la cité-État, on acquérait effectivement, du seul fait d’y naître, le sentiment naturel de sa propre personnalité et de son propre lien de groupe (nationalité au sens étymologique, que nous appellerons nationalité spontanée).

Les secondes, au contraire, étant donné leurs dimensions qui ne permettent pas du tout l’établissement de rapports personnels, ont pourtant créé le sentiment de la personnalité nationale et de liens nationaux, mais d’une manière tout artificielle et forcée, grâce au pouvoir politique. En fait, en Europe, les grandes nations actuelles sont le résultat de l’extension forcée, par l’État, à tous les citoyens, de la langue d’une nationalité spontanée préexistant sur son territoire (la langue d’oïl pour la France, le toscan pour l’Italie, etc.) et de la propagation imposée de l’idée, même si elle ne correspondait pas tout à fait à la réalité, de l’existence de mœurs uniques.

Qu’est-ce que la nation ?

Pour arriver à une définition véritable de la nation et de l’État national, il ne reste plus qu’à répondre à deux questions :

Comment cette fusion de l’État et de ces comportements s’est-elle produite dans les seuls États du continent et non en Grande-Bretagne ?
C’est une donnée de fait : a) qu’en Grande- Bretagne les comportements économiques, juridiques et politiques se sont rattachés à l’État, mais non les comportements constitutifs de la personnalité et du sentiment fondamental de groupe ; b) que malgré l’existence d’un patriotisme britannique, les Ecossais, les Gallois et les Anglais estiment appartenir respectivement aux nations Écosse, Galles et Angleterre ; c) qu’ils distinguent encore, par conséquent, bien qu’imparfaitement, la nation de l’État. Comment, en d’autres termes, les nations se sont-elles constituées pleinement sur le seul continent, mais non en Grande- Bretagne ?
Le fait est que le système européen des États a contraint les États du continent à la centralisation, mais n’a pas fait naître une telle tendance en Grande-Bretagne. Et l’État centralisé ne pouvait subsister sans créer l’idée d’un groupe aussi homogène que le pouvoir était concentré. D’autre part, il en avait les moyens : l’école d’État, la conscription militaire obligatoire, les grandes cérémonies publiques, un même système administratif et la tutelle préfectorale imposés à toutes les villes, si différentes soient-elles, et ainsi de suite. Le fondement des nations modernes est par suite constitué au point de vue économique par la première phase de la révolution industrielle et au point de vue politique par l’État bureaucratique centralisé.

Pourquoi cet État a-t-il été pensé au moyen des symboles déformants de l’idée de nation, et non au moyen de l’idée, correspondant à la réalité objective, d’un certain type de communauté politique ?

Le fait est que chaque situation de pouvoir est pensée par les individus qui la subissent, non au moyen de représentations conformes à la réalité, mais au moyen de représentations déformées par les préjugés et par les passions politiques : les idéologies.

Il suffit de remarquer que l’État bureaucratique centralisé, protagoniste de guerres continuelles et terribles, a engendré non seulement une forte communauté d’intérêts d’importance individuelle (économiques, politiques, etc.), mais aussi une situation militaire qui a pris dans son étau tous les citoyens, même en temps de paix, et qu’il les a en temps de guerre formés par une éducation de masse au devoir de tuer et au risque de mourir non pour la défense de leurs libertés individuelles, mais pour le groupe conçu comme une entité transcendante, pour comprendre que ce groupe devait être pensé comme une réalité à part, comme supérieur aux individus, comme naturel, sacré, éternel et ainsi de suite.

Alors on peut dire que la nation est, au sens spécifique, l’idéologie de l’État bureaucratique centralisé. Étant donné un tel caractère idéologique, dans l’idée de nation, plus que le contenu représentatif, qui varie suivant les situations, ce qui compte, c’est qu’en tout état de cause, celui-ci se réfère toujours à un État bureaucratique centralisé.

Le dépassement des nations

Le facteur même qui a créé les prémisses des nations les détruira. Nous avons observé que la révolution industrielle influe sur la dimension des comportements économiques dans le sens d’une tendance constante à leur élargissement. Aux U. S. A., où il n’existait pas de barrières nationales, les comportements économiques ont pris depuis longtemps une dimension continentale. En Europe, ils sont en train de la prendre de nos jours. Il va de soi que cela donnera lieu à la formation d’un peuple et à la ruine de la souveraineté exclusive des vieux États nationaux. Et, comme on ne peut pas arrêter l’évolution de la production, cela se produira aussi sur les autres continents et finira par dépasser les dimensions continentales elles-mêmes jusqu’à unifier le genre humain.

Toutefois, si les nations sont ainsi destinées à la ruine, il n’en sera pas de même de ce que nous avons appelé « nationalité spontanée ». Les nations étant seulement le reflet idéologique de l’État bureaucratique centralisé, ne survivront pas à sa disparition. Il en ira tout autrement des « nationalités spontanées » qui dépendent de la spontanéité des rimeurs (« nationalités spontanées » de territoire) et de la culture (« nationalités spontanées » de culture). Dante, Descartes, Cervantes, Shakespeare, Kant, Dostoïevski n’ont pas été engendrés par le pouvoir politique et aucun pouvoir politique ne pourra les supprimer.

La définition de la nation comme « idéologie de l’État bureaucratique centralisé » concerne la réalité historico-sociale seulement d’une manière indirecte. De fait, une communauté politique présentant seulement, et d’une façon exclusive, les caractères de la nation n’a existé nulle part ni en aucun temps. Cela n’empêche que, pour décrire certaines communautés politiques, il est nécessaire de tenir présente à l’esprit l’idée précise de nation.

Les mêmes observations pourraient être faites à propos de n’importe quelle autre réalité historico-sociale, féodale ou capitaliste, par exemple. Elles ne correspondent jamais exactement au modèle du féodalisme ou de capitalisme, mais ne peuvent être décrites sans ces modèles.

Ces observations montrent que la définition de la nation que j’ai proposée a la nature théorique d’un Idéaltypes dans le sens de Weber, c’est-à-dire d’un concept-limite, qui ne correspond à aucune réalité historiquement donnée, mais qui systématise certaines réalités historiquement données dans le but de permettre leur description.

P.-S.

Mario Albertini
Professeur de philosophie de la politique à l’Université de Pavie, ancien Président du MFE italien et de l’UEF Europe, fondateur et directeur de la revue de politique Il Federalista, Pavie. Décédé en 1997