Ce que nous creuse la taupe de la mondialisation non gouvernée

, par Giampiero Bordino

De nombreux indicateurs témoignent d’une crise du modèle actuel de mondialisation, une décennie après son triomphe : l’émergence de gouvernements et mouvements protectionnistes et néo-nationalistes en Europe et dans le monde, la montée de populismes identitaires et xénophobes, l’arrêt, voire le déclin des processus d’intégration supranationaux comme l’Union européenne (UE, avec le Brexit en premier lieu), la crise du consensus sur les accords de libre-échange, et, plus récemment, la victoire du républicain Donald Trump aux élections présidentielles de la première puissance mondiale, avec un programme de cette même nature. Sur le plan économique et structurel, le signal le plus important est l’inversion, après une longue période, du rapport entre croissance du commerce mondiale et croissance du PIB. Ce rapport est passé de 2,2% dans les années 1990 à moins de 1% en 2015. La production mondiale augmente plus vite que le commerce, avec un renversement indéniable de la tendance par rapport à la décennie de la mondialisation triomphante.

Pour employer une métaphore, la taupe de la mondialisation creuse encore, et malgré les faits exposés ci-dessus, elle continue à impacter nos vies individuelles et collectives de manière déterminante. En effet, la mondialisation ne se réduit guère à un échange de biens et de services ou à un mouvement de personnes et de capitaux. Le phénomène est bien plus compliqué et intrusif, et sa racine est avant tout scientifique et technologique ; sa structure n’est réversible qu’au prix d’une catastrophe globale (comme par exemple une guerre nucléaire mondiale) à même de rembobiner la marche de l’Histoire. Albert Einstein le faisait observer : si l’humanité connaît une troisième guerre mondiale, elle devra se résoudre à faire la quatrième avec des bâtons et des pierres.

De ce point de vue, la mondialisation de la fin du siècle dernier et du début du siècle actuel est essentiellement une révolution des communications et des transports qui a engendré un rétrécissement radical du temps et de l’espace, et donc une sorte d’évolution anthropologique. Rappelons que, comme toujours dans l’Histoire, les innovations scientifiques et techniques sont ambivalentes : si elles offrent des opportunités, elles sont en même temps porteuses de risques et de périls. Tout dépend des choix humains. En substance, dans le nouveau contexte, l’individu est paradoxalement plus connecté (une opportunité) et plus isolé (un risque). Il est plus connecté parce qu’il s’insère dans des réseaux de communication et de transport qui sont à la fois locaux et planétaires, et dans lesquels, presque à chaque instant, il travaille, s’informe, pense, juge, et décide de vive voix : en un mot, il y vit. Plus isolé, à l’inverse, parce que ces réseaux les privent toujours davantage de références et d’orientations collectives, communautaires qui puissent les « cueillir » au sens étymologique de socialement et historiquement « cultiver », et donc en quelque sorte, les reconnaître, les protéger, et les légitimer. En d’autres termes, la mondialisation porte avec elle la crise de certaines structures intermédiaires historiquement pertinentes qui agissaient comme points de repère pour les individus, et qui, dans la vie privée comme dans la vie publique, ne les abandonnaient pas : agences culturelles, de formation, écoles et systèmes d’instruction, organisations politiques et sociales (en particulier les syndicats et les partis politiques, qui ont été les fondements de la démocratie représentative depuis la révolution industrielle), et dans une certaine mesure, les acteurs locaux du marché, qui, actuellement, sont de plus en plus dépassés par l’économie digitale et les mécanismes de la sharing economy. Le réseau ressemble à un océan dans lequel, bien qu’hyper-connectés, on navigue seul en prenant, chaque jour, le risque de se noyer : voilà le cadre de la mutation anthropologique que nous vivons, et qui échappe totalement aux phénomènes, plus ou moins constants et permanents de la démondialisation.

Que creuse-t-elle, quel chemin se fabrique-t-elle cette taupe de la mondialisation ? Quelles sont la signification et la conséquence de ce chemin ? La taupe creuse surtout au-dessous des institutions de représentation, qu’elles soient locales, nationales, ou supranationales, avec des résultats qui posent problèmes et qui sont potentiellement mortels pour l’avenir de la démocratie libérale et représentative. Dans le contexte de sociétés toujours plus atteintes par les inégalités et par les crises des systèmes de protection sociale (le Welfare State, conquête historique du XXe siècle, à l’instar de la démocratie représentative), la « fuite » des contribuables, dérive rendue possible par la mondialisation néo-libérale, engendre un nombre croissant d’exclus ou de personnes se considérant comme telles ; ces dernières voient les institutions représentatives, et encore plus les formations politiques d’où sont issus les représentants, comme des parasites à abattre, des castes, des élites, dont il faudrait se débarrasser. Cette partie de la population, à savoir les exclus, comprend des portions de plus en plus importantes de la classe moyenne en déclin, victime, elle aussi, de l’absence d’autorité gouvernant la mondialisation ; face à l’incapacité des institutions politiques à assurer des avantages publics de base comme un travail, la sécurité, ou l’ascenseur social (qui paraît désormais uniquement capable de descendre), elle adopte des orientations et des comportements antipolitiques, ou anti-institutions, pour être plus précis. Elle refuse ainsi les intermédiaires collectifs, les institutions, les élites dirigeantes, quels qu’ils soient, et, pourtant, elle rêve d’un leadership personnel et charismatique qu’elle appelle de ses vœux comme instrument de sauvetage collectif. Peu importe que l’éventuel nouveau chef provienne lui aussi des élites, notamment économiques et financières : c’est ce que nous montre l’exemple de Donald Trump aux États-Unis. Dans la « démocratie représentative » de ces dernières années, dont Trump est la parfaite incarnation, ce qui compte le plus est moins ce qui s’y fait que ce qui s’y dit. Les réseaux, les médias sociaux sont la base technologique, la place digitale de cette nouvelle forme d’agrégation politique, qui outrepasse les intermédiaires et met face à face, d’un côté les leaders, et de l’autres, des millions, voire des centaines de millions d’individus hyper-connectés et paradoxalement isolés, comme on l’a dit plus haut. Avec de tels paramètres, on perçoit aisément pourquoi dans la vie publique, mais également dans la vie privée, les émotions sont plus importantes que les données factuelles (et les réseaux sociaux sont le lieu où se décide ce qui est un fait et ce qui ne l’est pas). Hyper-connectés, seuls, et sujets à l’empire de « l’émotion » : voilà le modèle anthropologique émergent pour le citoyen dans un monde globalisé. Les passions fortes comme la colère et l’aigreur s’alimentent de cette mondialisation laissée sans direction dans laquelle nous vivons, néo-nationalistes, xénophobes, et démagogues, y obtiennent des consensus et font émerger de nouveaux leaders politiques qui partagent ouvertement ces nouvelles orientations. Ces dirigeants trouvent dans les mouvements migratoires actuels, tant en Europe qu’ailleurs, de nouvelles ressources, et de nouvelles occasions de consensus.

Les citoyens hyper-connectés et en même temps isolés, déboussolés, et apeurés, ont besoin d’une cause à leurs peurs : les migrants, les étrangers font des coupables parfaits et se prêtent parfaitement à ce « jeu » qui forme le lien entre les peuples et leurs dirigeants, à l’instar de ce qui se pratiquait contre les Juifs en Europe dans les années 1930.

En somme que creuse la taupe de la mondialisation non gouvernée, fille de l’idéologie néo-libérale qui a dominé les dernières décennies (« laissons faire le marché et tout ira bien »), une mondialisation incapable d’assurer la stabilité et la paix, privée d’horizon, de sens, de règles et d’institutions à même de la rendre « humaine » ?

Elle creuse et effrite petit à petit, les conquêtes historiques les plus fondamentales de notre passé plus ou moins proche : la démocratie, l’État de droit, les systèmes de protection et de cohésion sociales fondés sur des systèmes égalitaires, ainsi qu’un développement socialement et écologiquement durable.

Dans ce cadre, l’Europe, avec 7% de la population mondiale, 25% du PIB, 50% de l’ensemble des dépenses sociales et la plus grande concentration de démocraties représentatives et d’États de droit de la planète est la région qui, peut-être, a le plus à perdre de cette évolution. C’est pourquoi, l’Europe devrait être l’acteur le plus convaincu et actif en faveur d’une nouvelle mondialisation régulée et gouvernée. Hélas, les classes dirigeantes de l’Union et de ses États membres, n’ont pas l’air d’en être véritablement conscients.

P.-S.

Giampiero Bordino
Professeur d’histoire contemporaine et analyste politique
Article publié initialement en anglais par The Federalist Debate – Turin

Traduit de l’italien par Alexandre Marin – Bruxelles