Vingt ans de l’Euro, l’Union européenne n’a pas encore toutes ses dents !

Et L’euro, 20 ans déjà… Bon anniversaire, l’euro, et longue vie !

, par Alain Malegarie

Pour avoir vécu de près la préparation de l’avènement de la monnaie unique en tant que Directeur de l’Institut de l’euro, je ne peux que saluer et me réjouir de son vingtième anniversaire.

Pas mal, pour une monnaie mondiale (la deuxième, plus précisément), dont beaucoup de commentateurs, experts économiques ou monétaires prévoyaient la disparition dès sa première année d’existence.

L’euro est né le 1er janvier 1999, en tant que monnaie officielle de onze pays, mais monnaie scripturale au départ (par exemple, conversion des comptes publics de ces pays en euros, du salaire des fonctionnaires, de la dette, des comptes bancaires, etc). La monnaie fiduciaire, elle (introduction des pièces et billets) n’est arrivée que trois ans plus tard (au 1er janvier 2002) au terme d’une (longue) période de transition (cohabitation avec l’ancienne monnaie nationale) et de préparation technique et psychologique. Aujourd’hui, l’expérience aidant, au fur et à mesure des arrivées des nouveaux pays candidats sélectionnés (sur des critères très stricts), la période de transition est réduite à six mois environ.

Rendons hommage ici à ses concepteurs : les plans de Raymond Barre (alors Vice-président de la Commission européenne) / Pierre Werner (Responsable politique au Luxembourg) en 1969 et 1970, puis la création du Système monétaire européen (SME) par Valéry Giscard d’Estaing / Helmut Schmidt introduisant une monnaie virtuelle, l’ÉCU (European Currency Unit), unité de compte européenne, soit un pivot fixant des taux de fluctuation pour les monnaies nationales qui lui étaient rattachées ; et enfin le Traité de Madrid (1989) puis de Maastricht (1992) qui créèrent l’Union économique et monétaire (UEM).

Saluons enfin le rôle déterminant de Jacques Delors, alors Président de la Commission européenne (1985 à 1995) qui parvint à convaincre les dirigeants des deux premiers États de l’Union (Helmut Kohl et François Mitterrand pour l’Allemagne et la France) de lancer la monnaie unique. Ce ne fut pas du tout évident de convaincre le Chancelier allemand de se défaire du Deutschemark, monnaie très forte et solide par rapport à d’autres devises européennes plus vulnérables, dont le franc français…

Dans l’esprit de ses concepteurs, la monnaie unique avait trois objectifs majeurs :

  • Un objectif monétaire, bien sûr. Il s’agissait en effet de mettre un terme au désordre à répétition des monnaies les plus faibles qui dévaluaient souvent. L’euro était l’aboutissement logique du marché commun, puis unique, et de la libre circulation des hommes, des marchandises, des services et des capitaux. Dans un vaste marché intérieur européen, pourquoi se faire la guerre entre monnaies nationales, alors qu’il n’y avait plus de guerre commerciale ou douanière ?
  • Un objectif politique. Après les « trente glorieuses », l’Europe est vite devenue un géant économique, mais depuis 1945 restait quand même sous domination du dollar, dont l’hégémonie était totale. La première puissance commerciale du monde aspirait donc légitimement à se doter d’une monnaie mondiale (la seule devise européenne à avoir eu ce rang, et le premier même jusqu’en 1917, fut la livre sterling). L’Europe se devait alors de maîtriser « sa » monnaie avec une banque centrale européenne maître de sa politique monétaire (taux, puis après la crise mondiale de 2008, rachat ou garantie de dettes). L’euro devait nous affranchir du dollar, mais aussi du deutschemark qui faisait office de « monnaie européenne ». Une monnaie unique est à l’évidence un élément clé de souveraineté européenne, un vecteur puissant d’intégration politique de l’Union. Car malgré sa force, le deutschemark n’était nullement une monnaie « mondiale ».
  • Un objectif citoyen. La monnaie, pièce ou billet, cela concerne tout le monde, chaque citoyen. Partager une monnaie avec plusieurs États, c’est un symbole fort, pour son usage quotidien, pour promouvoir un élément d’identité voire de citoyenneté européenne. En soixante ans, l’Europe a réalisé de belles choses : la Communauté européenne de charbon et de l’acier (CECA) pour instaurer la paix durable et même irréversible entre anciens belligérants, les fonds européens dont la PAC (Politique agricole commune) pour rééquilibrer des territoires, Erasmus+ pour rapprocher les étudiants et désormais les apprentis et les demandeurs d’emploi. Mais une monnaie unique, cela touche absolument chacune et chacun des 340 millions de citoyens européens de la zone euro, élargie désormais à 19 États (et plusieurs autres États attendent de pouvoir les rejoindre).

Un bilan flatteur

Le dollar a mis cent ans pour détrôner la livre sterling du statut de « première monnaie mondiale ». L’euro s’est immédiatement imposé à la seconde place, dépassant le yen.

En 2018, l’euro a été utilisé dans 36 % des transactions internationales. Le dollar américain a lui été utilisé dans 40 % des paiements. Sur ce plan, les deux monnaies mondiales sont à peu près à égalité. Par contre, en ce qui concerne les réserves mondiales de change, le dollar reste la monnaie reine représentant 61 % de tout ce que contiennent tous les coffres forts bancaires de la planète. L’euro représentant quant à lui 20 % (2ème place). Au-delà des 19 États membres de la zone euro, en attendant d’autres Etats à l’est de l’Europe comme les Balkans dès qu’ils rempliront tous les critères, plusieurs autres États ou principautés ont fait de l’euro leur monnaie officielle : Andorre, Monaco, San Marin, Cité du Vatican, Liechtenstein. Pourtant, l’euro est apprécié car il rassure par sa force et sa stabilité, bénéficiant aussi de la place de l’Union européenne (UE) en tant que première puissance commerciale du monde. Il permet aussi à nombre de pays, notamment émergents, de diversifier leurs devises et ainsi s’affranchir un peu du roi-dollar pour des raisons financières mais aussi politiques ou géopolitiques.

Les atouts de la monnaie unique européenne sont réels pour les citoyens et les entreprises, grâce à sa stabilité et à sa solidité, également grâce à une excellente gestion par le président de la Banque centrale européenne (BCE), Mario Draghi, qui a su prendre de bonnes initiatives et qui achèvera malheureusement bientôt son mandant (unique, selon les textes) de huit ans.

L’euro rassure dans l’UE mais aussi à l’extérieur, les particuliers comme les entreprises, les créanciers comme les emprunteurs.

Pour le citoyen, l’euro a permis de donner un peu plus de pouvoir d’achat, avec une inflation contrôlée à 2 % maximum (contre 10 % et plus avant l’euro !). L’euro permet des taux d’intérêt très bas pour tout emprunt. Des taux à 2 % à dix ans, jamais un pays européen n’avait connu cela auparavant. Pas étonnant que la célèbre City de Londres, première place financière mondiale, commerce jusqu’à 30 % en euro !

Heureusement que l’on avait l’euro lors de la terrible crise financière, puis économique de 2008, la plus grande crise mondiale après celle de 1929. L’euro a résisté à tout, à une crise économique, budgétaire, politique, morale sans précédent. Mais il n’y a jamais eu de crise monétaire, l’euro n’a jamais flanché malgré les tentatives d’attaques spéculatives.

Et la BCE a fait, pour la faillite de la Grèce, ce qu’aucune banque nationale n’aurait pu faire : injecter massivement des liquidités (plus de 1 000 milliards d’euros) pour faire baisser les taux d’intérêt et racheter des dettes. Et cela a marché, les taux d’intérêt grecs sont retombés de 25 % (!) à 6 ou 7 %.

L’euro permet à chacun d’échanger, voyager, étudier, comparer les prix en toute simplicité. Tous les épargnants de la zone euro sont les seuls citoyens au monde à bénéficier d’une sécurisation totale de leurs avoirs dans n’importe quelle banque jusqu’à 100 000 € (même si la banque fait totalement faillite).

L’euro permet aussi à l’UE de peser davantage à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) face aux États-Unis et à la Chine. Si nos États y siégeaient de façon isolée, avec nos petites monnaies nationales, nous serions balayés dans les décisions prises. Selon la dernière enquête d’Eurobaromètre (novembre 2018), 74 % des Européens sont convaincus de l’effet positif de l’euro sur l’Union, et 64% pensent qu’il a été bénéfique pour leur pays.

En toute logique, il n’y a absolument aucun pays (pas même la Grèce) pour envisager sérieusement d’abandonner l’euro. Et il y a au contraire beaucoup de candidats à rejoindre la zone euro, même en dehors de l’UE !

Les faiblesses de l’Union économique et monétaire (UEM)

L’euro n’est pas la cause de ces faiblesses. Il en est plutôt la victime.
Depuis le début, il était bien prévu de réaliser l’Union économique et monétaire (UEM). À ce jour, au bout de vingt ans, on n’a réalisé que l’EM, pas l’U « E » M. Et c’est là que le bât blesse.

L’immense responsabilité n’en incombe ni à la monnaie elle-même, ni à ses critères, ni à la gouvernance de la BCE (qui a même osé prendre des actions salvatrices « non conventionnelles ») pendant la crise, et pas que pour la Grèce.

Elle incombe aux dirigeants frileux de la zone euro qui ont trahi, depuis vingt ans, les pères fondateurs de l’euro : une zone monétaire unique doit marcher sur ses deux jambes, le monétaire et l’économique. Et non seulement sur sa jambe monétaire.
Tous les rapports depuis les années 1969-70 prévoyaient bien que l’euro était le premier étage de la fusée « Intégration économique et politique de l’UE ». L’euro était un point de départ. Les gouvernants en ont fait sciemment, un point d’arrivée, en refusant de toucher à des prérogatives régaliennes, comme la fiscalité, un budget autonome, un ministère de l’euro, etc.

Chaque État a profité des bienfaits de l’euro (stabilité, sécurisation) pour gérer « nationalement » son économie, sa fiscalité (d’où le dumping !), ses dépenses publiques excessives, alors qu’une monnaie unique exige de la cohérence, de la solidarité, de la gouvernance partagée.

En 2012, Alain Réguillon et moi avons publié un livre, L’euro, un succès inachevé [1], avec beaucoup de propositions. Sept ans après, l’on a très peu évolué : un peu avec l’Union bancaire, le mécanisme européen de stabilité (MES). On a sauvé la Grèce. Mais il n’y a toujours pas un État pour l’euro, au moins un ministre, des ressources budgétaires propres (taxes sur les transactions financières, les GAFA, etc.). Pas de politique de lutte contre les évasions fiscales (équivalentes au budget national de l’UE, soit 150 milliards !). Pas de vraie réplique juridique et judiciaire à l’extraterritorialité imposée par nos « alliés » américains depuis 1993 !

Nous devons demander la permission à l’Oncle Sam, pour commercer en euro avec des pays, certes douteux sur le plan démocratique ! Même Airbus se vend en dollar à l’intérieur de la zone euro ! C’est humiliant.

La campagne des élections européennes devrait débattre de ces sujets majeurs, géopolitiques, pour l’avenir de l’UE et de son avant-garde, la zone euro. Grâce à l’euro, l’UE est la première puissance commerciale mondiale (excédentaire sur les USA !). Mais nous sommes toujours des « nains politiques » pour reprendre la formule, qui a 20 ans, de Jacques Delors.

L’euro est victime des égoïsmes nationaux. Le dollar reste de très loin en tête, car il a un État unique, un Trésor unique, un budget (fédéral) unique. Sa force est donc considérable, y compris sa politique monétaire et la manipulation de ses taux d’intérêt. Quand les taux d’intérêt augmentent aux États-Unis, ils augmentent en Europe, plusieurs mois après. C’est cela la domination de la première puissance mondiale. Elle impose aux autres sa politique, tôt ou tard.

L’euro seul ne peut faire jeu égal face à la puissance militaire, économique, culturelle, diplomatique des États-Unis aujourd’hui, et de la Chine et de l’Inde demain si on ne fait rien...

Une alternative crédible est possible, mais il faut donner à la zone euro une structure géopolitique crédible. Ce qui est parfaitement possible (taille, démographie, puissance commerciale, innovation). Il faut que nos dirigeants actuels ou futur acceptent d’aller vers plus de souveraineté européenne, l’euro, à lui seul, ne suffit pas.

L’euro est encore orphelin. Son succès reste encore inachevé. Et c’est un incroyable gâchis.

Il nous faut nous dépêcher. Les États-Unis et Trump passeront, et cèderont la première place mondiale à la Chine. Dans dix ans au plus, ce sera pire…

L’euro a 20 ans. Il est en pleine forme. Faisons-le grandir. Comme l’écrivait Antoine de Saint Exupéry : « l’avenir, tu n’as pas à le prévenir, mais à le permettre ! ».

P.-S.

Alain Malégarie
Ancien Directeur de l’Institut de l’euro, co-auteur avec Alain Réguillon de L’euro un succès inachevé, Vice-président de la Maison des Européens – Membre du Conseil d’administration de Presse Fédéraliste – Lyon

Notes

[1Collection Carnet d’Europe, éd. Presses Fédéralistes, Lyon, p. 130, € 12.

Mots-clés