Le conflit israélo-palestinien : une perspective fédéraliste

, par Oded Gilad

Le long et violent conflit entre Israël et la Palestine est un exemple frappant non seulement des démons du nationalisme mais encore des failles criantes du présent système international. Dans ce qui suit, je me propose de réfléchir sur la place de ce conflit dans l’organisation globale dans laquelle nous vivons, caractérisée par l’injustice, et sur la pertinence de la perspective fédéraliste pour apporter une juste solution.

Oded Gilad

Citoyen israélien passionnément engagé dans la promotion de la fédération démocratique mondiale, je rencontre souvent l’objection suivante : votre pays maintient des millions de Palestiniens sous la férule, ne devriez-vous pas commencer par instaurer une démocratie réelle chez vous, avant de vous intéresser au niveau mondial ?

Ce à quoi je réponds que le défaut de démocratie au niveau mondial est selon moi la principale cause du conflit et que s’intéresser à l’organisation mondiale est donc une priorité pour qui veut régler ce problème.

Pour comprendre ma réponse, il est utile de considérer la rationalité du sionisme. Sans vouloir négliger l’aspiration ancienne des juifs religieux à retrouver la Terre promise, la principale motivation des nombreux juifs (pour la plupart laïcs) à partir du XIXe siècle pour adopter le sionisme et immigrer en Palestine était d’échapper aux persécutions, sachant que les institutions se montraient incapables de les protéger. Même si ce constat n’est pas général (en certains pays les juifs étaient effectivement protégés par la loi), il y avait suffisamment de juifs menacés pour leur faire adopter la croyance nationaliste suivant laquelle seule la possession d’un pays « à eux » pouvait garantir leur survie. S’il y avait eu à l’époque un gouvernement fédéral mondial capable de protéger tous les humains, il y a fort à parier que le sionisme, pas plus que les autres mouvements nationalistes, ne seraient devenus aussi populaires.

Certes, dans une fédération mondiale, les juifs israéliens redeviendraient une minorité. A ceci près que dans une telle fédération, le fait d’être une minorité ne serait plus un problème, ses droits étant garantis par la fédération. En outre, tous les groupes – nationaux, religieux, ethniques – seraient également des minorités. Si nous considérons la population de 7,6 milliards d’humains, les regroupements les plus larges que nous connaissons, tels que les chrétiens, les musulmans, les Chinois ou les Indiens ne représentent jamais que 31%, 24%, 16% et 15% du total. Et, bien sûr, ces regroupements, loin d’être homogènes, sont traversés par les nombreuses divisions entre des minorités plus restreintes.

Ceci doit être souligné parce que, à l’inverse des Etats-nations obsédés par l’existence d’une « majorité nationale » (comme l’est l’Etat israélien), dans une fédération mondiale le « peuple » serait nécessairement composé de minorités. Cette diversité consubstantielle imposerait alors une constitution garantissant les droits et les libertés de tous et de chacun.

Rien n’empêcherait évidemment des juifs à décider de vivre dans le territoire qu’ils considèrent comme leur Terre promise. Mais – à l’inverse de ce qui se passe aujourd’hui – ils seraient tenus d’accepter que d’autres, en particulier des Palestiniens, s’installent près d’eux. Aucune terre n’appartiendrait exclusivement à un groupe donné. Tous les citoyens seraient libres de vivre où ils le souhaitent comme il est de règle dans une fédération démocratique.

Quant à ceux qui redoutent qu’une telle liberté de mouvement soit la porte ouverte à de gigantesques migrations des pays pauvres vers les pays riches, je leur répondrai que leurs craintes sont infondées. S’il est vrai que les frontières nationales permettent d’empêcher ces mouvements de population, elles permettent également d’empêcher les autorités nationales de taxer les super-riches. Tandis que la fédération mondiale serait en mesure d’exercer son pouvoir fiscal dans tous les coins de la planète et d’instaurer une méga-redistribution des super-riches vers les super-pauvres. Dans un tel système de welfare state au niveau mondial, les plus pauvres du monde deviendraient capables de gagner décemment leur vie dans des emplois locaux fournissant les biens et les services nécessaires à leur communauté. Dès lors la grande majorité d’entre eux préfèrerait rester au pays natal, avec leurs proches, plutôt que de s’exiler loin de leur famille, de leurs amis et de leur culture, comme ils y sont contraints aujourd’hui.

La question de la priorité

Pour revenir à la question précise d’Israël et de la Palestine, on pourrait m’objecter que si la fédération mondiale est incontestablement un idéal pour le long terme, les Palestiniens qui souffrent des injustices ne peuvent pas attendre indéfiniment qu’émerge la démocratie mondiale. Alors que les pratiques coloniales des sionistes continuent de les priver des droits humains les plus basiques, en violation flagrante de la loi internationale, notre premier devoir est de les protéger et de les aider.

J’explique l’erreur de ce raisonnement par une analogie : supposons un groupe armé qui fait irruption dans une salle de conférence et prend toutes les personnes présentes en otage. Dans notre système politique actuel, il faudrait moins de 50 minutes pour que l’endroit soit encerclé par la police et que les forces spéciales viennent libérer les otages. A l’inverse aucune force de police ne se précipite à l’aide des Palestiniens qui supportent la présence de forces d’occupation depuis plus de 50 ans !

La leçon à tirer de cet exemple est la suivante : Même si notre première réaction face à l’occupation de la Palestine est de condamner Israël et le sionisme, le fait est qu’il n’existe pas de mécanisme international efficace pour protéger les victimes et restaurer la justice. Toute personne qui se soucie réellement des humains en général et des Palestiniens en particulier ne peut ignorer cet aspect du problème ou remettre sa solution à plus tard, quand le conflit israélo-palestinien aura été réglé. Le problème « systémique » doit être résolu avant ou tout au moins en même temps que le problème local. Or cela demeure largement ignoré.

Que l’on soit favorable à une division du territoire en deux Etats-nations ou à un seul Etat démocratique, il importe de reconnaître la nécessité d’une autorité extérieure ayant la légitimité démocratique et l’usage de la force pour imposer la solution choisie. Dans l’état actuel des choses, une telle autorité n’existe pas et elle n’adviendra sûrement pas d’elle-même si l’on continue à repousser les discussions à son sujet.

Les Nations-Unies n’ont à l’évidence pas le pouvoir pour une intervention de ce type. Le budget de l’armée israélienne est plusieurs fois supérieur à celui de toutes les agences combinées de l’ONU, et, plus important, l’ONU n’a pas la légitimité démocratique pour intervenir : elle n’est pas une organisation de « nations » mais de gouvernements dont certains sont démocratiquement élus ou non.

C’est cette dernière caractéristique de l’ONU, plus que toute autre, qui explique la faiblesse de la cause palestinienne aujourd’hui. Dans le monde d’aujourd’hui, il n’y a rien d’exceptionnel dans le fait d’être opprimé par un gouvernement qui ne nous représente pas. Par ailleurs, des gouvernements ouvertement oppressifs sont parfaitement banals, et « légaux », dans le monde d’aujourd’hui. Il n’est pas besoin de chercher bien loin pour voir cette lèpre couvrir la plupart des pays du Moyen-Orient, la plus grande part de l’Afrique et de l’Asie. En réalité, deux des cinq gouvernements membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU, Russie et Chine, sont des dictatures.

Les puissances qui pourraient intervenir pour aider les Palestiniens, les USA, la Russie et l’UE, n’ont pas réellement un intérêt à la fin du conflit et elles se comportent en conséquence. Si les USA voulaient faire pression sur Israël, ils pourraient par exemple couper les 4 milliards de dollars d’aide militaire déversée chaque année sur le pays. A vrai dire, si la paix s’installait brutalement au Moyen-Orient, l’industrie américaine de la défense perdrait des douzaines voire des centaines de milliards de dollars de ventes d’armes vers la région. Force est de reconnaître que les ouvriers américains de l’armement peuvent influencer la politique de leur pays par leur vote et que les industriels de l’armement ont un pouvoir encore plus grand grâce à leurs dons aux politiciens américains. Tandis que les victimes du conflit ne disposent d’aucun moyen de pression.

Les Etats-Unis pourraient tout aussi facilement s’abstenir d’user de leur droit de véto pour bloquer toute décision contre Israël mais ils ne le font pas. Le vrai problème, en réalité, n’est pas la politique particulière du gouvernement américain mais bien la charte de l’ONU qui concède à ce gouvernement un pouvoir tyrannique sur la vie de non-citoyens en Palestine et ailleurs dans le monde. Le problème n’est pas l’existence d’intérêts contraires à une solution équitable mais l’absence d’un contre-pouvoir, c’est-à-dire d’un gouvernement mondial supérieur au gouvernement des Etats-Unis, un gouvernement de, par et pour l’humanité.

Alors que la Russie n’est clairement pas un exemple de démocratie et de justice sur cette planète, l’UE n’est pas pour sa part réellement intéressée par le sort des Palestiniens. Elle pourrait facilement faire pression sur Israël en mettant en œuvre des sanctions commerciales, mais quand vous achetez du pétrole à Poutine, de l’électronique et du textile à Xi-Jinping, vous pouvez aussi bien acheter certaines choses à Netanyahu. Et comme les Américains, les Européens vendent des armes au Moyen-Orient et auraient quelque chose à perdre de la paix.

Ainsi le conflit israélo-palestinien dépasse-t-il de beaucoup les seuls Israël et Palestine. En prenant un peu de recul, on se souviendra que les croisades demeurent un épisode glorieux dans la mémoire européenne : une guerre médiévale héroïque entre chrétiens et musulmans avec Jérusalem comme enjeu principal. Même si, en réalité, la concurrence entre les deux religions portait (et porte toujours) sur la domination de l’ensemble du monde créé par Dieu, soit la Terre entière. Sur fond de cette rivalité ancestrale, la Déclaration Balfour de 1917 qui envoya les Juifs en Palestine au milieu des musulmans a été le meilleur moyen d’allumer le feu entre ces derniers et les juifs. Quels que fussent les résultats de cette manœuvre machiavélique, ils étaient bénéficiaires, que ce soit l’anéantissement du judaïsme ou l’affaiblissement de l’islam. Dans les deux cas, le conflit entre juifs et musulmans perpétuait la division entre deux ennemis historiques des chrétiens.
Bien d’autres exemples de ce genre qui confirment le caractère global du conflit israélo-palestinien dépasseraient la limite de cet article. Ceux qui précèdent suffisent pour montrer que la résolution du conflit réclame des réformes systémiques elles-mêmes globales.

Il est trop simple d’accuser telle ou telle partie au conflit de poursuivre ses seuls intérêts et bien plus important de mettre l’accent sur l’absence d’une justice mondiale appartenant à tous et au service de tous. L’option n’est donc pas entre une solution à un ou deux États pour Israël et la Palestine, mais entre la fédération mondiale ou deux-cents gouvernements souverains qui continueront à nous diviser. En ce qui me concerne, la Terre est ma Terre promise, ma patrie, ma maison.

P.-S.

Oded Gilad
Directeur de la section israélienne du One World Movement for Democracy, Tel-Aviv

Traduit de l’anglais par Michel Herland

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