Constitution de la V° République, centralisme, territoires et révolte des gilets jaunes…

France, fin 2018 – Une lecture de la crise sociale en cours

, par Giovanni Stranieri

Je suis un citoyen, très engagé en faveur de l’écologie et de la construction européenne. De plus, la justice sociale passant par la redistribution me semble indispensable pour qu’une société soit digne de ce nom et non pas de celui de jungle. Historien médiéviste et italianiste, donc techniquement ignorant en économie et gestion des crises sociales, mes études me donnent du moins l’habitude d’analyser structurellement les événements, sortant « le nez du guidon » de la conjoncture.

L’étincelle pourrait, en effet, apparaître presque anecdotique, l’augmentation du prix du carburant. Pourtant, elle a allumé le feu de revendications sans fin et de violences injustifiables et disproportionnées. Je ne sais pas comment on arrête tout cela : à nos gouvernants de trouver une stratégie acceptable par toutes les parties. Ce qui m’intéresse, en revanche, c’est d’affirmer que cette explosion s’explique bien, davantage par des frustrations de long cours que par quelques centimes d’euros de plus à la pompe. Je les résumerais en quatre points.

1) Depuis les années 1980, la vague ultra-libérale a emporté sur son passage la redistribution par le biais de la fiscalité. En coupant les taxes sur les multinationales, les très hauts revenus et les grands patrimoines, les impôts ont été augmentés pour le reste de la population. Aujourd’hui, devant le « ras-le-bol fiscal », nos dirigeants tournent notre regard soit vers et contre la dépense publique, en fermant les hôpitaux et les crèches (centre-droit et centre-gauche depuis trente ans), soit contre les immigrés, en expliquant aux pauvres et aux déclassés que la faute est aux plus pauvres qu’eux (Trump, Salvini, Brexit, etc.). Nos États doivent se refinancer et l’argent, surabondant, se trouve dans les immenses caisses des multinationales, des paradis fiscaux, de l’optimisation fiscale organisée par les États mêmes (Irlande, Pays-Bas, etc.…), des grandes fortunes. L’effacement de la dette, les services publics et la révolution écologique doivent chercher l’argent là où il est, chez ceux qui sont devenus le 1 % de l’humanité qui détient plus de richesse que le 99 % restant.

2) La financiarisation de l’économie a créé un capitalisme virtuel, logarithmique, spéculatif qui a « ringardisé » les travailleurs et les vrais entrepreneurs, producteurs de biens et de services. Elle a enrichi scandaleusement les patrons, les managers et les actionnaires qui ont su jouer au poker boursier. En même temps, le dumping sur le marché international du travail fait stagner les salaires de tout le monde à l’exception du grand management (temps partiel subi, précarisation, ubérisation, prolétarisation des classes moyennes, etc.). Or, la crise décennale que nous avons vécue depuis 2008 a montré la nature scandaleuse et monstrueuse d’une telle économie ainsi que le cynisme et l’incompétence de ses protagonistes et de ses chantres. Et qu’ont fait nos pouvoirs publics, après les cris effarouchés de 2008 ? Absolument rien. Rien n’a changé. Après 10 ans, nous avons même élu un président, Emmanuel Macron, qui apparaît – à tort ou à raison – comme étant le plus solidaire de tous ses prédécesseurs avec ce monde, à la fois par son tempérament et par son passé.

3) La décrédibilisation constante des corps intermédiaires et des syndicats a tué définitivement un dialogue social qui, en France, était déjà mis à mal par le dirigisme intrinsèque de la Cinquième République. On a voulu voir alors dans les réseaux sociaux la clef d’une démocratie directe qui pouvait se passer des formes d’agrégation de la pensée et de formation de l’opinion et des revendications. Aujourd’hui, on peut constater le désastre auquel conduit une verticalisation à outrance qui nous ramène en arrière de plusieurs siècles, avec le « peuple » qui se révolte dans les rues contre le « roi ».

4) La Cinquième République vit dans le fétichisme de l’efficacité qu’assure la personnalisation archaïque du pouvoir et le manque de représentativité du parlement. Comment en serait-on autrement ? LaREM gagne le premier tour des législatives avec 28 % des votants (14 % des inscrits) puis le deuxième tour avec 43 % (16,5 % des inscrits) ce qui lui donne 309 députés sur 577, soit 53 %. À partir de là, comme tout gouvernement de la Cinquième, le gouvernement Philippe se croit légitime à légiférer comme un rouleau compresseur pendant cinq ans, pouvant compter sur une majorité confortable ! Or, les 86 % (!) de citoyens qui ne l’ont pas voté dès le premier tour et les 83,5 % (!) qui ne l’ont pas voté au second tour ont besoin d’être représentés à tout moment dans leur Assemblée ! Un gouvernement doit être obligé de composer, chercher le compromis tous les jours. C’est moins efficace mais plus sain. On avance moins vite mais avec plus de consensus. Si des partis d’opposition – minoritaires certes mais non pas réduits à la partie congrue – peuvent mettre des bâtons dans les roues, relayer les revendications, ralentir légitimement l’action du gouvernement (les « réformes ») alors on n’arrivera pas à la guérilla de rue que nous vivons en ce moment. D’autant que ce pays manque d’un référendum d’initiative populaire qui constitue chez nos voisins un autre contrepoids démocratique, dangereux pour tout régime en place, c’est vrai. C’est un risque à courir : une démocratie (une vraie) n’est pas une sinécure.

J’espère que ces notes d’un simple citoyen engagé pourront servir au débat. Ces arguments sont avancés par bien d’autres citoyens, qui les analysent souvent mieux que moi. Nos gouvernants devraient écouter et se laisser convaincre car la « pédagogie » devrait aller dans les deux sens. Ils devraient changer de politique en France et se faire même les porte-voix sur la scène internationale d’un renversement des politiques économiques et fiscales menées depuis quarante ans.

P.-S.

Giovanni Stranieri est historien et professeur – membre de l’UEF Auvergne Rhône-Alpes – Lyon