Habermas, Macron : deux lueurs d’espoirs pour l’Europe

, par Michel Herland

Les partisans d’une fédération européenne ont trop souvent l’occasion de prêcher dans le désert pour ne pas se réjouir de compter parmi eux deux personnalités dont le poids peut s’avérer essentiel, en raison de son prestige intellectuel pour le premier, par le pouvoir qu’il détient pour le second. Les deux sont en effet nécessaires, l’un pour convaincre, l’autre pour agir.

On sait depuis longtemps l’engagement européen de Jürgen Habermas. Dans sa dernière intervention en date, discours de réception du Grand Prix franco-allemand des médias, le 4 juillet à Berlin, il ne s’est pas contenté de plaider une nouvelle fois en faveur d’une « Union européenne capable d’agir politiquement », il a fustigé « la résistance féroce du gouvernement allemand à toute avancée vers plus d’intégration » et dénoncé la « politique de l’autruche » de la chancelière, tout en saluant la « hauteur de vue » et le « courage » du président français. Il lui reconnaît en particulier le mérite d’avoir « arraché [à Angela Merkel] la première et modeste avancée en direction d’un budget de la zone euro », l’outil indispensable pour « la convergence des situations économiques respectives des Etats membres », laquelle devrait être l’objectif de l’Union.

Selon Habermas, l’absence patente de volonté politique qui caractérise l’Union est la cause principale du « populisme de droite » qui se répand en Europe. Ainsi la focalisation sur l’immigration et l’identité s’explique-t-elle selon lui par la déception des peuples européens confrontés aux « inégalités endémiques » au sein des Etats membres comme entre Etats. Les enquêtes d’opinion (Habermas fait ici référence aux travaux de Jürgen Gerhards) mettent en effet en évidence une conscience européenne solidaire, bien distincte de la conscience nationale » et qui ne serait pas complètement fermée à « d’authentiques politiques de redistribution transnationales ».

Habermas ne prend pas explicitement parti sur le périmètre d’une future fédération européenne Il raisonne le plus souvent au niveau de l’Union telle qu’elle existe actuellement, ce qui laisse entendre qu’il croit encore possible une fédération à vingt-sept. Plus réaliste, dans un discours prononcé à Lisbonne le 27 juillet, le président Macron a défini trois niveaux d’intégration pour l’Europe à l’horizon de dix à quinze ans. Le cercle le plus large, débordant l’UE dans ses frontières actuelles, consisterait en une « union de valeurs, de principes démocratiques et de libertés économiques ». Le second cercle, « entre l’UE et la zone euro actuelles », délimiterait un « marché unique fort » caractérisé par une complète liberté de circulation, avec des compétences débordant la politique commerciale, par exemple en matière militaire. Enfin le troisième cercle, plus étroit que la zone euro, serait celui où la « convergence sociale » prônée par Habermas devrait être effective. Cela supposerait un marché du travail beaucoup plus intégré avec, en ligne de mire, non seulement l’unification fiscale mais encore une assurance chômage commune. Même si cette dernière disposition demeure hypothétique dans l’esprit d’E. Macron, il est important qu’il l’ait mentionnée, la caisse d’assurance chômage fédérale serait en effet un instrument de redistribution automatique des pays (et non plus simplement des régions) proches du plein-emploi, qui abondent les finances de la caisse, vers les pays moins prospères caractérisés par un fort taux de chômage.

Faut-il regretter que le président français réduise la future fédération européenne – car il s’agit bien de cela, même si le mot n’est pas prononcé – au « cœur » de l’UE actuelle ? Lequel cœur reste d’ailleurs à définir : si les six pays fondateurs devraient a priori en faire partie, l’incertitude est plus grande quant aux pays susceptibles de les rejoindre : l’Espagne et le Portugal, sans doute, mais quid de l’Autriche, de la Grèce, de l’Irlande et au-delà ? Quoi qu’il en soit, on ne saurait reprocher à E. Macron de faire preuve de réalisme. Dans l’état actuel des choses, la perspective d’une fédération à vingt-sept n’existe pas : en prendre acte officiellement est un préalable indispensable avant tout progrès vers une intégration accrue.

Cela vaut également pour la mouvance fédéraliste. Qui ne voit en effet que se battre pour une fédération dans les frontières actuelles de l’UE est voué à l’échec ? Il est donc plus que temps d’engager la réflexion sur les limites de la fédération susceptible d’advenir à l’échelle d’une génération, ce qui se produira au-delà des deux ou trois prochaines décennies étant totalement imprévisible. Certes, la tâche n’est pas aisée. Il ne suffit pas en effet de considérer l’état de l’opinion en faveur ou non de l’Europe dans les différents pays. L’opinion peut se renverser et c’est justement la tache des militants fédéralistes que de forger une conscience européenne. Encore faut-il qu’ils disposent d’arguments convaincants. D’où la nécessité d’examiner tous les facteurs structurels (d’ordre économique, culturel, historique) qui peuvent rendre l’union au sein d’une fédération authentique bénéfique à court terme pour toutes les parties prenantes, faute de quoi sa pérennité serait compromise (les difficultés de la zone euro illustrant suffisamment ce qu’il convient de ne pas faire). Sachant pour finir que, en tout état de cause, la diversité linguistique constitue un handicap par rapport aux fédérations apparues dans le passé (quelle sera la lingua franca de la future « petite » fédération européenne ? l’anglais alors que, Brexit ou pas, la Grande-Bretagne n’a pas vocation à en faire partie ?).

P.-S.

Michel Herland

Économiste et écrivain, Universités d’Aix-en-Provence et des Antilles et de la Guyane – Martinique