Une élection constituante – La démocratie européenne au carrefour entre barbarie et civilisation

, par Guido Montani

Les pulsions nationalistes octroyant aux grandes et aux petites puissances ayant des régimes ouvertement autoritaires ou des démocraties illibérales désagrègent l’ordre international mis en place pour empêcher les guerres. Les pays membres de l’Union européenne (UE) s’alignent sur cette tendance quand ils ne l’alimentent pas. De la crise financière à celle sur les migrations, on n’en a jamais fini des divisions entre gouvernements européens en des fronts opposés provoquant un cercle vicieux qui pourrait bien avoir raison de notre Union à l’instar de ce qui arriva à l’URSS. Peut-on arrêter le retour de l’Europe vers les années trente, époque au cours de laquelle la haine nationaliste faisait fantasmer sur la race des ennemis à marginaliser et à exterminer ? Existe-t-il une alternative ? Une UE renouvelée pourrait-elle inverser la course de notre continent vers l’anarchie et vers la victoire de la nouvelle barbarie ?

La réponse à ces questions dépend de ce qui arrivera en Europe au cours des prochaines années, en particulier de l’élection européenne qui aura lieu du 23 au 26 mai 2019, qui pourrait incarner une constituante, ou au contraire une érosion, selon ce qui sortira des urnes. Nous ne nous aventurerons pas à prédire quoi que ce soit, étant donnés les longs mois qui nous séparent de l’échéance. Nous essaierons, en revanche, de démontrer comment le résultat dépendra de l’interdépendance de certaines tendances cruciales qui peuvent se résumer en trois paradoxes : l’oxymore souveraineté nationale – souveraineté européenne, la contradiction droite – gauche, et la dichotomie entre civilisation et barbarie. En outre, il convient de garder à l’esprit que le rendez-vous électoral de 2019 n’aura pas lieu dans un contexte de vide institutionnel. L’Union dispose de quelques institutions à caractère fédéral – la Commission, la Cour de Justice, le Parlement européen, et la Banque centrale européenne – qui résisteront quelque temps aux plus farouches des nationalistes. Ces derniers risquent d’être vaincus si les partis démocratiques favorables à une Europe fédérale acquièrent une force morale et intellectuelle suffisante pour contrer l’ascension des partis souverainistes, démocrates de pacotille qui avancent cachés dans le but d’installer des régimes semi-autoritaires à l’instar des gouvernements hongrois et polonais, ou, pire, de la Turquie.

Aspirons maintenant à résoudre les aspects politiques de nos trois paradoxes. Souveraineté européenne et souveraineté nationale s’opposent seulement dans le cadre d’une Union partielle, où manque une constitution fédérale. Comme Hamilton et Madison l’ont détaillé dans les Federalist Papers, la prétention des États membres d’exercer une souveraineté propre incarne le début de la fin de l’union fédérale. Le principe de souveraineté est incompatible avec une constitution fédérale où se répartissent les pouvoirs et les compétences entre les différents gouvernements, en confiant à la Cour suprême la résolution des éventuels et inévitables litiges surgissant, tantôt entre différents niveaux de gouvernements, tantôt entre citoyens et institutions. Dans l’UE, il est question justement de partager les souverainetés nationales en une souveraineté européenne, parce que les citoyens européens – en tant que peuple – peuvent se considérer souverains face aux peuples extra-européens. Toutefois, entre pays européens, chaque volonté de faire valoir ses propres intérêts – y compris en ayant recours à l’arrogance et au chantage, qui dispensent de l’usage de la force – signifie détruire l’Union. En substance, aux élections européennes, les partis devront faire face à des questions toujours ouvertes à propos de la consolidation de l’Union économique et monétaire, pour lesquelles les proposition franco-allemandes sont un bon point de départ, grâce à la création d’un budget de la zone euro qui favoriserait la convergence entre pays européens et un fond d’investissement pour éviter un chômage excessif dans des pays frappés. Il y aura évidemment d’autres questions en jeu, en particulier les politiques de gestion des flux migratoires, qui exigent un transfert de souveraineté parce que maintenir les frontières nationales et créer en même temps une frontière européenne revient évidemment à faire une chose et son contraire. Ces choix valent tout aussi bien pour la défense européenne et la défense nationale ; ou encore pour l’environnement, qu’on ne réussira pas à protéger sans donner davantage de pouvoirs à la Commission européenne. Dans une fédération, certains pouvoirs doivent être partagés, d’autres confiés au gouvernement fédéral, comme ce fut le cas pour la monnaie européenne.

Penchons-nous à présent sur la dialectique droite-gauche. Il s’agit d’une distinction présente dans tous les pays démocratiques, bien que se présentant avec des caractéristiques sociales et culturelles diverses. La différence remonte à la Révolution française, où elle indiquait au départ, l’espace occupé par chacune des forces politiques de l’Assemblée nationale. Depuis lors, elle exprime une orientation idéologique qui nourrit le débat politique au sein de chaque État démocratique. Norberto Bobbio (1995) a précisé sa signification de la manière suivante : ce qui sépare la droite et la gauche « est la divergence d’attitude portée par les hommes qui vivent en société, devant l’idéal de l’égalité, qui est, aux côtés de la paix et de la liberté, une des finalités qu’ils désirent atteindre pour lesquelles ils sont prêts à se battre ». Plusieurs années auparavant, Luigi Enaudi avait formulé des propos de la même teneur, dans son essai plein de lucidité, qui fait partie de ses Prediche inutile (Prédictions inutiles, ndt.). Einaudi affirmait en effet : « le contraste entre l’esprit socialiste, qui vise à une meilleure répartition, et l’esprit libéral, plus motivé par la libération des inventeurs et des producteurs de toute ingérence dans leur travail, mais aussi de toute contribution à l’œuvre commune ». Sur ce contraste, Einaudi ajoute une remarque importante pour mesurer la valeur et l’efficacité d’un régime démocratique. « Deux hommes adversaires ne sont points ennemis ; parce que tous deux respectent l’opinion d’autrui ; il est sain que ce respect limite les possibilités d’actions. Les deux types d’hommes sauront collaborer, en vue d’un travail commun, épanouissant en leurs plus hauts sommets la liberté humaine et de la solidarité des Hommes vivant en société. Si la compétition est loyale, ce contraste est à l’avantage de chacun parce que le point critique, le point d’équilibre entre points de vue libéral et socialiste ont à cœur l’intérêt commun, le bien-être collectif le plus élevé possible. Il s’agit de voir si cette dialectique entre gauche et droite peut s’affirmer, aussi bien dans l’UE que dans la sphère politique nationale, seul échelon où elle se soit jamais manifestée, car il n’y a qu’ainsi que les citoyens pourront prendre part de manière active aux destinées de l’Union : l’absence de dialectique gauche-droite dans l’Union est le symptôme le plus frappant de l’existence d’un déficit démocratique européen. Les citoyens doivent pouvoir voter pour un parti et pour un gouvernement qui aura les pouvoirs suffisants pour mettre en œuvre le programme électoral majoritaire. L’Union deviendra leur polis uniquement si toutes les forces politiques luttent pour atteindre ce point critique.

La troisième contradiction est relative à la relation entre civilisation et barbarie. En 2012, il y a peu d’années, l’UE se voyait gratifiée du Prix Nobel de la paix pour avoir mené avec succès la « lutte pour la paix, la réconciliation, la démocratie, et les droits de l’Homme. La stabilisation garantie par l’Union a favorisé le virage de bord de l’Europe, de continent de guerre à continent de paix. » Cet héritage fait de conquêtes civiles se dissout rapidement désormais, sous les assauts des forces national-populistes, tant en dehors qu’à l’intérieur de l’Union. Il s’agit d’un processus que les historiens militaires spécialistes de la guerre du Péloponnèse connaissent bien depuis Thucydide. L’Athénien Alcibiade a d’abord encouragé la guerre entre Athènes et Sparte avant d’aider la seconde à vaincre la première. De nos jours, la crise de l’ordre international détricote un niveau plus fugace de pacification atteint après la guerre par les puissances alliées et victorieuses contre les nazis et les fascistes, en raison de la recherche de la suprématie mondiale par les grandes puissances. Trump et Poutine sont d’accord sur leur volonté commune de diviser l’UE : divide et impera. Et au sein même de l’Union, il y en a qui partagent cette solution, des pays de Visegrad aux souverainistes nationalistes français, italiens, allemands, autrichiens. Les souverainistes nationalistes montrent ainsi leur vilénie, recherchant un nouveau maître avant même de parvenir à briser les chaînes de l’UE. Cependant, avant d’arriver au fantasme paradisiaque harmonieux d’États souverains et indépendants, il est crucial de démanteler l’Union. Les desseins politiques des forces sécessionnistes sont clairs : en premier lieu, la fin de l’Union économique et monétaire, le pilier le plus fourni de la souveraineté européenne, et, en second lieu, la fin du Traité de Schengen, qui garantit la libre circulation des personnes et rend impossible la défense de la pureté de la race nationale contre la contamination venue des sauvages. La rhétorique utilisée contre l’envahisseur alimente un sentiment de crainte, extériorisée par des tons violents et vulgaires qui rappellent douloureusement le climat des années 1930. Les sauvages ne sont pas ceux qui, pour fuir les conditions désespérées dans leur pays aspirent à être naturalisés citoyens européens et à s’intégrer dans une Union récompensée par le Prix Nobel. Les migrations sont un aspect du processus historique grandiose que les philosophes appellent l’émancipation humaine. Les immigrés sont des citoyens du monde à la recherche d’une nouvelle patrie. Les barbares sont ceux qui leur refusent une quelconque forme d’intégration alors même que celle-ci a déjà été entamée, comme projet de vie, en dehors de l’Europe, ce que les politiciens européens se refusent à comprendre afin d’orienter le continent vers le progrès commun : un autre point critique d’Einaudi. L’horizon culturel national propose seulement la fermeture des frontières. Le souverainisme est l’idéologie qui nie les valeurs fondamentales de la civilisation européenne.

À l’heure actuelle, on plaisante sur cette histoire de retour des années 1930, mais cette farce peut tourner au drame si les libéraux, les démocrates, et les socialistes se révèlent incapables de dépasser les limites de l’idéologie pro-européenne avec laquelle ils ont construit jusqu’ici l’Europe. Au cours de leur campagne électorale, les partis européens ne pourront pas faire comme si de rien était en ignorant, plus ou moins consciemment, les trois dichotomies. L’enjeu est de taille : les souverainistes comptent avoir une majorité pour transformer le Parlement européen, dans leur étape internationaliste, en une sorte d’assemblée des nations désunies d’Europe ; les partis qui se disent pro-européens voudront défendre l’acquis communautaire, à savoir les institutions déjà existantes, mais la vieille rhétorique europhile est dépassée. L’idéologie pro-européenne a concilié la construction européenne avec ce qui a survécu du vieux mythe de la souveraineté nationale. À présent, il est nécessaire d’accomplir un pas décisif en faveur de la Fédération européenne, donc d’un État européen, parce que la politique s’exprime à l’échelon le plus haut quand elle est contrainte de solliciter la participation de l’ensemble des citoyens au gouvernement d’un État. Naturellement, il est illusoire de s’attendre à ce qu’un tel saut politico-culturel survienne à très court terme, avant mai 2019. En revanche, il est possible que l’élection nous offre un pas décisif dans cette direction. La voie a été tracée, non par les gouvernements – qui, en réalité la refusent et l’amoindrissent – mais par le Parlement européen : il s’agit de la proposition du Spitzenkandidat désigné par chaque parti ou chaque coalition de partis comme futur Président de la Commission européenne. L’initiative a été testée au cours de l’élection européenne de 2014, et Juncker est devenu Président de la Commission, grâce au fait que le PPE ai recueilli plus de voix que les autres parties en lice. En vue des élections de 2019, Juncker, dans son discours sur l’état de l’Union du 13 septembre 2017, a proposé de fusionner les postes de Président de la Commission et de Président du Conseil européen. Ce serait une réforme décisive. Le Conseil européen, terrain d’affrontement des chefs d’États et de gouvernements s’est réservé le pouvoir de devenir le gouvernement de l’Union durant la crise financière. Il a lamentablement échoué, en engendrant des fractures importantes entre pays du Nord et pays du Sud, failles dans lesquelles se sont engouffrés les partis souverainistes ; il échoue lamentablement face aux défis que pose l’immigration, qu’il se contente d’apprécier comme un problème d’ouverture ou de fermeture des frontières. Eh bien, si un ou plusieurs spitzenkandidaten se prononce ouvertement en faveur de la proposition de Juncker, et affirme qu’une fois élu, il demandera à ce que s’opère cette fusion des présidences, il aura non seulement de fortes chances d’emporter les élections, mais en plus, il pourra obtenir les pouvoirs qui le rendront à-même de gouverner l’Union, à l’instar des présidents russe et américain. Personne ne peut remettre en cause le fait que la réforme proposée ne soit pas le fruit de la volonté populaire des citoyens européens, qui se sont exprimés légitimement au cours d’une élection. Enfin, comme dirigeant d’un gouvernement démocratique européen, le Président européen pourra initier un renouveau de la politique mondiale.

Les partis politiques réussiront-ils à donner une réalité à ce projet en le confiant à un leader européen prêt à se battre pour gagner ou perdre ? Telle est la vraie difficulté. Aujourd’hui, il n’est pas de dirigeant européen qui ne soit un dirigeant national avant tout, et il est fort difficile que l’un d’entre eux abandonne une position nationale pour affronter un destin européen incertain. En outre, au-delà de cette question, une autre interrogation est tout aussi importante : la modernisation idéologique de la pensée traditionnelle – libérale, démocrate, socialiste, et verte – qui est internationaliste et pro-européenne, mais pas cosmopolite. Songeons au discours d’Emmanuel Macron à la Sorbonne en septembre 2017. Il incarne sans aucun doute une tentative courageuse et à contre-courant de la prudente politique européiste d’unification. Il a relancé la perspective fédérale des pères fondateurs et a introduit la notion cruciale de souveraineté européenne. Cependant, il manque dans ces propos de Macron une indication précise sur l’alternative à la crise internationale en cours, on n’indique pas qu’unir l’Europe aujourd’hui signifie en même temps renverser les attentes d’implosion de l’ordre mondial international. C’est le premier pas d’un processus de relance de la civilisation européenne à l’échelle mondiale. Une Union politique est un modèle d’intégration pacifique entre peuples nationaux qui peut s’exporter sur d’autres continents et à une échelle mondiale. Qui plus est, un gouvernement européen aurait des pouvoirs suffisants pour mener une politique d’unification et de pacification mondiale, un processus qui n’exige pas que l’Union se dote d’une force militaire digne d’une super-puissance.

Si un gouvernement européen voit le jour, il se demandera : un gouvernement européen, soit, mais pour quoi faire ? Il existe de nos jours un préjugé diffus contre le cosmopolitisme, considéré par beaucoup de philosophes et de political scientists comme une illumination sans lien avec le réel. Pourtant, la réalité de la société bouge constamment, de nouvelles valeurs se diffusent, et quand elles deviennent suffisamment partagées, elles se retrouvent consolidées et défendues par les institutions. Les grands idéaux qui ont formé le monde moderne ont conçu leurs valeurs – la liberté, l’égalité sociale et politique, la paix, en ajoutant de nos jours la défense croissante du vivant, menacé par la pollution de notre planète – comme valeurs universelles, qui ne pourront se réaliser pleinement qu’au sein d’un État cosmopolitique, dépassant toute condition de race, de religion, et de culture entre tous les peuples. Les partis européens ne réussiront pas à mettre en œuvre cette métamorphose culturelle – de leur internationalisme au cosmopolitisme – d’ici la prochaine élection européenne, mais un projet politique courageux devrait prévoir certains pas cruciaux dans cette direction, inversant la direction intergouvernementale néfaste imposée par le Conseil européen. Prenons deux exemples significatifs : la nécessité d’une politique supranationale concernant les flux migratoires et un projet de gouvernement global pour réformer les institutions internationales de l’après-guerre afin de diriger la mondialisation et d’éviter le risque d’un écroulement écologique irréversible de la biosphère.

Le phénomène des flux migratoires en provenance des pays pauvres et à destination des pays riches est l’une des multiples faces de la mondialisation. Les États du monde entier, riches et pauvres, mettent un point d’honneur à attirer des capitaux, alimentant une concurrence fiscale néfaste, qui contribue à enfler leurs dettes publiques, mais ils s’opposent fermement à la libre circulation du travail comme si le travail (et donc les migrants économiques, pas les réfugiés) n’était pas une ressource précieuse. L’Italie a un solde négatif important de jeunes Italiens qui s’en vont, écœurés par l’inefficacité et par la corruption, contre laquelle la politique est incapable de trouver des solutions, et ceux qui entrent comme immigrés venant de pays pauvres, selon les myopes politiques, volent les postes de travail. Heureusement, certains pays du Nord ont compris que les immigrés peuvent être intégrés dans la vie sociale au moyen de formations scolaires et professionnelles, accroissant la richesse nationale. Il faut, bien évidemment, réguler les flux et contrôler les frontières, rôle de la politique, il s’agit d’un processus d’intégration à l’échelle internationale qui se gouverne à travers des accords internationaux, étant donné que le statut de citoyen du monde n’existe pas encore. L’UE devrait promouvoir une politique d’intégration à une échelle intercontinentale, ainsi que l’a proposé Romano Prodi à l’ISPI. Prodi suggère une triangulaire entre l’UE, la Chine, et l’Union africaine, grâce à laquelle l’Europe et la Chine offriraient des aides nécessaires pour un plan de développement de l’Afrique, dont les dimensions soient suffisantes pour consentir aux jeunes (la moyenne d’âge en Afrique est de 18 ans) une perspective de vie active dans le pays d’origine, réduisant ainsi la pression démographique vers l’Europe. Les flux migratoires sont un phénomène qui ne pourra pas être arrêté dans les prochaines décennies mais qui pourra être régulé. Ce devra être une des priorités du gouvernement européen. La fermeture des frontières nationales appauvrit tout le monde.

Hélas, ce n’est pas un tel projet d’intégration intercontinental qui ressort de l’agenda du futur gouvernement européen. La mondialisation peut accélérer le bien-être collectif de tous les peuples de la terre uniquement si les institutions internationales créées après la guerre sont réformées en profondeur. La crise financière de 2008 n’a pas réussi à contenir la force de la finance globale prédatrice dans des limites acceptables. Au contraire, le gouvernement de Trump pense à démanteler les petites règles édictées par Obama. Il mettra en œuvre d’autres dérèglementations de cette manière. Des crises identiques à celle de 2008 pourront se produire avec des effets encore plus dévastateurs dans un futur proche, suscitant des vagues de rejet et un retour à l’autarcie. « America First » est devenu un slogan imité aussi par des pays qui seront les grands perdants dans un monde de nations agressives qui conçoivent les rapports entre États comme une division du butin global. Il est donc nécessaire que le gouvernement démocratique européen devienne le fer de lance d’une « direction globale » ouverte à toutes les puissances mondiales favorables à une coopération pacifique, à travers un plan de réformes articulé dont l’objectif crucial doit consister dans la création de nouvelles institutions pour réguler la monnaie mondiale, les échanges commerciaux, la finance publique mondiale, ainsi que les innovations technologiques et leur usage. La mondialisation sans direction mondiale favorise aujourd’hui le grand capital alors que beaucoup de ressources fiscales pourraient être mises à disposition d’un budget de l’ONU pour affronter les défis cruciaux du XXI° siècle : la convergence économique entre pays riches et pays pauvres et la lutte contre la disparition de la biosphère.

Les enjeux qui fondent les devoirs et les responsabilités d’un gouvernement européen suffisent à montrer la métamorphose indispensable que les partis européens devront opérer s’ils veulent relever le défi existentiel contre le souverainisme national. L’Europe ne pourra pas dire au monde « Europe first » parce que la prétention selon laquelle il y aurait un peuple élu, un peuple leader qui décide des destinées du monde, est le fruit d’une pensée issue du XIX° siècle. L’Europe a inventé le colonialisme et le nationalisme. Maintenant, elle doit dire humblement aux autres peuples « Europe together with », ce qui revient à dire aux divers peuples qu’ils peuvent collaborer avec nous pour fonder la coopération internationale, que ce soit sur la base d’une bonne volonté entre peuples indépendants, ou alors sur le fondement d’institutions solides qui la régulent avec les règles d’un état de droit. La culture de la paix et du dépassement de chaque discrimination fondée sur la race, la nationalité, la religion, ou l’idéologie doit devenir, avant toute chose, la maxime partagée par les principaux partis européens. Il n’y a qu’avec une classe politique européenne renouvelée qu’on pourra, avec le temps, établir entre les citoyens, un patriotisme constitutionnel et une identité politique européenne. Les partis doivent faire face à l’obligation difficile de fonder leurs projets politiques sur de réels congrès européens. Il est scandaleux que, quarante ans après sa première élection au suffrage universel, siègent encore au Parlement européen, des députés fidèles à leurs partis nationaux respectifs, dont ils ont besoin pour leurs réélections. La seule exception à cette immoralité, ce sont les Verts. Si leur exemple n’est pas imité par les autres partis, récents ou anciens, parce que de nouveaux mouvements se forment, le gouvernement européen ne jouira pas d’un soutien suffisant du Parlement et des citoyens pour son action interne et mondiale. Dans la politique nationale, les partis sont la courroie de transmission entre les citoyens et le gouvernement : le même mécanisme doit se mettre en place à l’échelle continentale. C’est seulement de cette manière qu’on aura un débat politique authentique à l’échelle européenne, et c’est seulement ainsi qu’on pourra colmater le déficit démocratique pour rejoindre un point de convergence critique : le bien commun.

P.-S.

Guido Montani

Économiste, professeur d’économie politique international à l’Université de Pavie, Vice-président honoraire de l’UEF

Traduit de l’italien par Alexandre Marin - Bruxelles